Petite histoire de la langue ukrainienne

7 mars 2024
Comment la langue ukrainienne a-t-elle survécu à des siècles d’impérialisme russe ? Comment s’est-elle épanouie dans les années de renouveau culturel ? En quoi est-elle gardienne de l’identité ukrainienne aujourd’hui ?
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Le paysage linguistique et culturel ukrainien est héritier d’un passé pétri de malheurs, de domination étrangère et de résilience. Entre la censure impériale et les politiques d’assimilation soviétiques puis russes, la langue ukrainienne a connu une histoire pour le moins tourmentée.


La professeure Laryssa Massenko, docteure en philologie et chercheuse à l’Institut de la langue ukrainienne près l’Académie nationale des sciences d’Ukraine, retrace pour nous l’histoire millénaire de la langue ukrainienne et les combats menés en son nom contre les politiques linguicidaires de la Russie.


La langue ukrainienne apparaît entre le VIe et le VIIe siècle apr. J.-C., tandis que le protoslave, l’ancêtre des langues slaves, décline. Dans la Rous’ de Kyiv, État médiéval proto-ukrainien (882-1240), des formes dialectales de vieil ukrainien cohabitent avec le slavon d’église qui tient lieu de langue écrite et littéraire. Entre le XIVe et le XVIIIe siècle, le vieil ukrainien écrit, qui a absorbé nombre de caractéristiques phonétiques, lexicales et grammaticales de la langue populaire, s’impose et permet à la littérature, notamment religieuse et historiographique, de se développer sur un territoire qui dépasse celui de l’Ukraine actuelle.

Le traité de Pereïaslav conclu en 1654 entre l’Hetmanat cosaque et le tsar Alexis Ier de Russie aboutit à l’annexion d’une grande partie de l’Ukraine par le tsarat de Moscou. Les autorités russes mènent une politique d’assimilation sévère visant à soumettre la population ukrainienne. Au cours du XVIIIe siècle, le vieil ukrainien écrit, langue de l’administration et du commerce, commence à être supplanté par le russe. Celui-ci pénètre les hautes sphères de la vie publique, reléguant progressivement l’ukrainien au statut de langue orale. Par la suite, ce sont donc la langue vivante et le folklore qui serviront de base à la création de l’ukrainien littéraire moderne.

La publication en 1798 (publication complète en 1842), de l’Énéide d’Ivan Kotliarevsky, une parodie de l’œuvre de Virgile, pose les bases de la langue littéraire moderne. Premier ouvrage écrit en langue populaire ukrainienne, l’Énéide de Kotliarevsky est considérée comme l’œuvre fondatrice de la nouvelle littérature ukrainienne. Un peu plus tard, dans la première moitié du XIXe siècle, le poète Taras Chevtchenko, en mariant la langue parlée, les traits linguistiques et stylistiques propres au folklore et quelques éléments empruntés au slavon liturgique, « parachève la jonction entre la langue populaire et la langue écrite », pour reprendre les mots de l’historienne et traductrice de l’ukrainien Iryna Dmytrychyn. Chevtchenko, figure iconique de la littérature ukrainienne, que l’on surnomme le kobzar [barde] ukrainien, est considéré comme le père de la langue ukrainienne littéraire moderne. Cette nouvelle langue littéraire, qui tire ses origines de plusieurs dialectes régionaux, joue un rôle unificateur dans la société.

Les autorités impériales russes s’inquiètent de voir ainsi se développer l’ukrainien littéraire et prennent une série de mesures restrictives à l’encontre de son usage. La Сirculaire de Valouïev de 1863 interdit la publication d’ouvrages religieux et pédagogiques en ukrainien et stipule qu’« aucune langue petite-russe [nom donné à la langue ukrainienne par les Russes] n’a existé, n’existe et ne peut exister ». L’oukase d’Ems de 1876, un décret du tsar russe Alexandre II, relègue l’ukrainien à un usage domestique en interdisant l’impression et l’importation dans l’empire de livres en ukrainien. Cet oukase interdit en outre l’usage de l’ukrainien dans les milieux religieux, musical et théâtral, et interdit l’enseignement de l’ukrainien à l’école primaire. Malgré leurs efforts, les autorités russes sont incapables de freiner le développement de la langue et de la littérature ukrainiennes. Les écrivains soumis à la censure impériale font publier leurs ouvrages à l’Ouest, région qui fait alors partie de l’Empire austro-hongrois, où l’identité ukrainienne peut encore s’exprimer et où la situation politique et linguistique permet la circulation de livres en ukrainien.

Les premières décennies du XXe siècle, marquées par l’avènement de la République populaire d’Ukraine (1917-1921) et la politique d’ukrainisation lancée par les bolcheviks dans les années 1920, permettent le développement rapide de la langue ukrainienne. Les universitaires issus d’instituts d’études linguistiques sous domination impériale russe collaborent avec leurs collègues des régions occidentales en vue de normaliser l’ukrainien littéraire. Ensemble, ils codifient l’orthographe ukrainienne, publient des dictionnaires terminologiques et commencent à mener des recherches en dialectologie.

À partir des années 1930, le pouvoir soviétique renoue avec la russification à marche forcée. En voulant transformer et, à terme, éradiquer la langue ukrainienne, il se rend coupable d’un véritable linguicide. Staline, en provoquant la famine génocidaire du Holodomor, tue des millions de locuteurs de l’ukrainien. Le régime expose à des répressions de masse presque tous les linguistes qui ont contribué dans les années 1920 à des travaux de lexicographie, de terminologie, de dialectologie et de normalisation de l’ukrainien littéraire. Leurs activités pédagogiques sont qualifiées de « fascistes » et de « nuisibles ». Ils sont accusés de séparer l’ukrainien de sa « langue sœur », le russe. Il leur est interdit de publier des dictionnaires ou d’entreprendre des recherches scientifiques. D’autre part, dans un effort de transformation de la langue pour mieux assimiler les Ukrainiens, les autorités soviétiques modifient la structure de la langue pour la rapprocher artificiellement du russe. Le lexique et les constructions grammaticales et syntaxiques propres à la langue ukrainienne sont retirés des dictionnaires et des grammaires ou accompagnés d’annotations visant à en restreindre l’usage. On les remplace par des équivalents, plus proches du russe, voire empruntés au russe. On interdit tout emprunt étranger, sauf s’il est passé d’abord par le russe.

Dans les années 1960, la langue et la culture ukrainiennes retrouvent une certaine liberté. Au sortir de plusieurs décennies de terreur soviétique, un mouvement de protestation culturelle émerge qui milite pour la préservation de la langue ukrainienne, contre la russification et pour le retour de l’ukrainisation. Les autorités soviétiques tenteront d’écraser cet élan patriotique. Entre la fin des années 1960 et le début des années 1970, les membres actifs de ce mouvement contre la russification sont emprisonnés ou détenus dans des camps de concentration, et ceux qui les soutiennent, souvent leurs étudiants, sont renvoyés des universités et des instituts de recherche. La lutte contre le « nationalisme bourgeois ukrainien » se poursuivra jusque dans la seconde moitié des années 1980.

De l’obtention de son indépendance en 1991 jusqu’en 2014, l’Ukraine a partagé l’espace linguistique et culturel de la Russie, ce qui l’a empêchée de surmonter son héritage russe et assimilationniste. Mais en 2014, le réveil national cristallisé par la Révolution de la dignité a permis de débarrasser le pays de nombreuses influences russes et de développer l’usage de l’ukrainien. Huit ans plus tard, l’invasion de grande envergure lancée par la Russie le 24 février 2024 a provoqué un véritable sursaut culturel. Désormais, le développement de la société est centré autour de la culture ukrainienne, que les Ukrainiens, malgré le fardeau de la guerre, promeuvent activement. Le versant politique de la question linguistique s’invite jusque dans la sphère intime et familiale, avec de très nombreux locuteurs du russe qui choisissent de parler exclusivement ukrainien, même à la maison, en acte de protestation politique.

Malheureusement, le linguicide de l’ukrainien se poursuit dans les territoires actuellement occupés par les Russes, où l’ukrainien a perdu son statut de langue officielle en 2020. Les enseignants de l’ukrainien sont désormais sommés d’enseigner le russe et la littérature ukrainienne a été entièrement retirée des bibliothèques scolaires.

Anastassia Herassymtchouk // Traduit par Louise Henry
Rédactrice en chef adjointe de UkraineWorld // Rédactrice et traductrice à UkraineWorld Français