Guerre contre le patrimoine culturel ukrainien : les musées en ligne de mire

31 juillet 2024
En quoi le patrimoine culturel ukrainien est-il une victime de la guerre ? Peut-il être sauvé ? UkraineWorld a interrogé Anastasiia Cherednychenko, présidente du Conseil international des musées (ICOM) pour l’Ukraine. Un entretien portant sur la nature du génocide culturel perpétré par la Russie contre l'Ukraine, sur les dommages infligés aux musées ukrainiens et sur ce qui peut être fait pour récupérer les trésors culturels ukrainiens.
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Vol des musées : un crime de guerre

Priver l'Ukraine de son patrimoine culturel par la destruction ou par le pillage fait partie de la politique génocidaire de la Russie contre l'Ukraine. Ce fait a déjà été reconnu au niveau international. L'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe (APCE) a par exemple adopté cette résolution : « Contrer l'effacement de l'identité culturelle en temps de guerre et de paix ». Celle-ci reconnaît les intentions génocidaires de la Russie de détruire le patrimoine culturel et l'identité ukrainienne.

Les actions de Moscou visant à effacer l’héritage et l’identité ukrainienne ont commencé en 2014. Elles se sont intensifiées avec l’invasion à grande échelle en 2022. Mais l’Empire russe s’approprie le patrimoine culturel et absorbe les ressources des territoires ukrainiens depuis des siècles.

Il existe de nombreuses preuves quant au fait que l’appropriation de la culture et de l’histoire ukrainienne fait partie intégrante d’une politique russe bien planifiée.

Après que le dirigeant russe Poutine a signé un décret déclarant l’incorporation des territoires occupés en octobre 2022, la Russie a ensuite adopté une loi en 2023 visant à intégrer les musées de ces territoires dans les collections russes. C’est le cas de collections de 77 musées ukrainiens qui figurent désormais dans le catalogue national du fonds des musées russes. Mais les actions concrètes dans ce domaine ont commencé bien avant l’adoption de la loi. À partir de l’automne 2022, les collections des musées des territoires occupés, notamment de Kherson, ont été illégalement retirées. En mars 2022, un groupe “intermuséal” russe avait été créé, regroupant 10 musées fédéraux et des établissements d'enseignement. Les représentants de ce groupe ont visité les territoires occupés, y compris Marioupol, rasé. Ils ont volé des objets pour ensuite les exposer en Russie.

Une caractéristique importante de la sphère culturelle russe est le fait qu’elle soit militarisée. Aujourd'hui, le domaine des musées russes est en partie géré par Sergueï Narychkine, chef du Service russe de renseignement extérieur.

La Russie organise divers événements pour les professionnels des musées des territoires ukrainiens occupés, notamment des séminaires et des festivals professionnels internationaux. Lors de ces événements, les participants apprennent à enregistrer les objets volés sur le territoire ukrainien, et à travailler avec le catalogue national du fonds des musées russes. Un exemple éloquent : le festival international inter-musées, organisé en mai 2024. Il comportait une section dédiée aux travailleurs des musées dit des « nouveaux » territoires, c'est-à-dire des territoires ukrainiens occupés. Or il existe une préoccupation majeure concernant la participation de représentants officiels du Conseil international des musées (ICOM) à de tels événements. L'ICOM comporte non seulement des comités nationaux, mais aussi des comités internationaux spécialisés sur des sujets spécifiques. Un chef de comité et le secrétaire d’un autre chef de comité ont assisté à l’événement de mai dernier. Mais fait particulièrement inquiétant, les employés de musées russes se rendant dans les territoires occupés et retirant illégalement les objets de ces objets, sont membres de l’ICOM ! Or ils reconnaissent publiquement leurs actes alors même qu’ils peuvent être considérés comme des criminels de guerre. Les musées pour lesquels ils travaillent sont des institutions participant à des crimes de guerre.

Les revendications formulées par les responsables russes et les directeurs de musées, dont certains sont membres institutionnels de l'ICOM, quant à la propriété de certains objets, et de notre histoire, sont également considérées comme des actes criminels.

Pillage des musées : quelle est l’échelle des dommages ?

Il est difficile de fournir des détails précis sur les collections volées dans les 77 musées concernés. Cependant, selon le ministère ukrainien de la Culture, environ 1,7 million d'objets du patrimoine muséal ukrainien sont tombés sous le contrôle des autorités d'occupation russes.

Des exemples spécifiques illustrent l’ampleur du problème. Le musée d'histoire locale de Kherson et ses succursales, connues pour leur riche collection archéologique, ainsi que le musée d'art de Kherson, ont subi d’importantes pertes.

Pendant l'occupation, des membres du personnel, dont la directrice des collections, sont restés sur place. Elle est un témoin précieux des opérations de pillage russes.

Moscou a tenté de présenter ce pillage comme une évacuation, la directrice des collections a témoigné du contraire. Une évacuation appropriée aurait respecté des exigences juridiques spécifiques, notamment un emballage approprié des articles. Qui plus est, les observateurs internationaux y auraient eu accès. Aucune de ces conditions n'a été remplie.

Autre cas notable : l'appropriation illégale des collections du Musée d'histoire locale de Marioupol et de ses succursales. Des sources russes affirment qu'environ deux mille objets y ont été retirés. Une collection historiquement précieuse d'or scythe et d'ornements issue de la culture hunnique et sarmate a quant à elle été volée dans le musée de Melitopol.

La Russie ne cible pas seulement la culture et l’histoire ukrainienne, mais aussi celles de nationalités. Les musées ukrainiens abritent le patrimoine culturel de nombreuses nationalités ayant coexisté pacifiquement dans le pays : les Grecs (avec une présence significative à Marioupol), les Bulgares, les Juifs, les peuples autochtones comme les Tatars de Crimée, les Karaïtes, les Krymchaks et d'autres.

Par ailleurs, la Russie emploie différentes tactiques pour créer de la confusion et pour dissimuler le vol d’objets en parlant de “transfert”. Ils affirment par exemple que des objets du musée de Marioupol ont été transférés au musée régional de Donetsk. Ou que ceux des musées de Kherson l’ont été en Crimée. Ou encore qu’une précieuse collection du musée de Melitopol aurait été déplacée à Berdiansk. Cela crée l’illusion que les objets restent sur le territoire ukrainien. Mais en réalité, le véritable sort de ces collections reste inconnu.

Bombardements ciblés et délibérés du patrimoine culturel

Au-delà de ce pillage, la Russie détruit activement le patrimoine culturel ukrainien par des bombardements aveugles et ciblés. Tous les biens culturels situés sur le territoire ukrainien sont en danger. Le Bureau du Procureur général d'Ukraine rapporte que l'agression russe a entraîné des dommages ou la destruction de 1 062 monuments culturels. Des attaques ciblées contre des musées ukrainiens sont observées. On peut citer la destruction du musée Hryhoriy Skovoroda dans l'oblast de Kharkiv, et du musée romain Shukhevych à Lviv.

La guerre a exacerbé les défis préexistants dans le secteur des musées ukrainiens. Le manque de personnel et les pertes en personnel constituent un problème important. De nombreux professionnels des musées, notamment de rares spécialistes tels que des restaurateurs, ont rejoint les forces armées ukrainiennes. D’autres ont perdu la vie dans l’exercice de leurs fonctions. Un exemple poignant est celui de l'attaque contre le musée d'histoire locale de Koupiansk, dans l'oblast de Kharkiv, qui a entraîné la mort du directeur et d'un employé du musée.

L'idéologie et la politique russe visent depuis longtemps à effacer l’Ukraine en tant qu’État indépendant et les Ukrainiens en tant que peuple distinct, en particulier dans l’est et le sud de l’Ukraine. L’expropriation du patrimoine culturel sert cet objectif en créant l’illusion que ces objets appartiennent à la Russie, niant ainsi l’existence de l’Ukraine. En effaçant l’histoire, la mémoire collective est également effacée.

Un exemple frappant de cette stratégie est l'exposition multimédia russe intitulée « Azov », inaugurée par Sergueï Narychkine. Cette exposition, qui a eu lieu à Moscou, à Saint-Pétersbourg et dans d’autres villes russes, a promu le récit selon lequel la mer d’Azov était « redevenue une mer intérieure de la Russie ». Pour étayer cette affirmation, les organisateurs ont utilisé des objets pillés dans la collection du musée de Marioupol.

Récupérer ce qui n’a pas été détruit, une réalité ?

Pour restituer les objets volés, une documentation minutieuse de ces crimes est cruciale. Il est essentiel de dresser un inventaire complet des objets volés appartenant à l’Ukraine. Des experts juridiques détermineront ensuite la procédure appropriée pour leur rapatriement. Plusieurs initiatives ukrainiennes sont engagées dans cet effort de documentation. ICOM Ukraine a notamment lancé un projet de suivi du patrimoine culturel ukrainien. Ce projet pilote se concentre sur le musée de Marioupol et ses succursales, traquant activement les objets volés. ICOM Ukraine collabore avec les forces de l'ordre, en particulier le Bureau du Procureur général, en fournissant des informations et en surveillant les activités des musées russes. Cependant, la situation est compliquée en raison du manque d’informations quant au sort réservé à ces objets. Il n'existe pas de données complètes sur ce qui a été détruit, ce qui a survécu, sur la destination des objets ayant été emportés. Par ailleurs, on ne sait pas non plus ce que les soldats russes ont pu voler lorsqu’ils sont entrés dans certaines villes ukrainiennes et qu’ils ont eu l’occasion de piller les musées.

Compte tenu des défis actuels, les musées ukrainiens ont besoin de soutien matériel, notamment pour les procédures d'évacuation, le stockage approprié des objets évacués, mais aussi pour le maintien de conditions de fonctionnement appropriées dans les musées opérationnels.

Malgré la guerre en cours, les musées ukrainiens continuent d’évoluer et de se moderniser. Ces progrès nécessitent un soutien institutionnel et une formation spécialisée pour le personnel des musées afin de suivre le rythme de ces évolutions.

Les musées jouent un rôle crucial dans la vie des Ukrainiens, même en temps de guerre. Ils continuent de fonctionner et suscitent un intérêt croissant du public. Ils aident aussi les visiteurs à traiter et à penser les traumatismes liés à la guerre.

Traduction : Audrey Lebel
Anastasiia Herasymchuk
Rédactrice en cheffe adjointe UkraineWorld