Les frappes ukrainiennes sur les raffineries russes sont-elles légitimes ?

30 avril 2024
Alors que l’Ukraine peine depuis plusieurs mois à se défendre contre les attaques russes, tant sur le front qu’en matière de défense aérienne, ses frappes sur les raffineries russes relèvent d’un véritable succès stratégique. Mais certains haut placés américains ont mis en doute dans des déclarations récentes l’efficacité de ces attaques, s’inquiétant de ce qu’elles puissent nuire au marché mondial de l’énergie, et ont appelé à la cessation de ces opérations. UkraineWorld a interrogé Mykhaïlo Hontchar, président du centre de réflexion ukrainien Strategy XXI, au sujet de la légitimité et de l’efficacité de ces frappes.
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Pourquoi les raffineries russes sont-elles des cibles militaires légitimes ?

Celeste Wallander, sous-secrétaire à la Défense pour les affaires de sécurité internationale des États-Unis, a déclaré, à tort, que les infrastructures de raffinage pétrolier russes étaient de nature civile. Mais ces raffineries, outre l’essence et le diesel, fabriquent toute une gamme de produits destinés à l’armée, tels que des carburants spéciaux pour alimenter les avions supersoniques et les missiles de croisière, ainsi que des lubrifiants et additifs très spécifiques pour protéger divers équipements militaires des très fortes pressions mécaniques et thermiques auxquelles ils sont soumis. Le ministère de la Défense russe veille à la compatibilité de ces dérivés avec les exigences militaires grâce à des « bureaux militaires » mis en place dans les raffineries.

Priver l’ennemi de ressources essentielles — de munitions, de carburants et de moyens de communication — est une stratégie de guerre efficace, et elle n’est certainement pas nouvelle.

Dans le cadre de l’opération « Tempête du désert », les États-Unis ont détruit des raffineries irakiennes. L’expérience de la Seconde Guerre mondiale nous prouve l’utilité de cibler ce genre d’infrastructure : aurait-il été possible de vaincre le Troisième Reich allemand sans frapper ses raffineries ?

Dans leurs déclarations officielles, les États-Unis ont omis de parler de ce que la Russie fait en Ukraine depuis le 24 février 2022. Dès le troisième jour de son invasion à grande échelle, l’armée russe a commencé à frapper systématiquement les sites pétroliers ukrainiens et a notamment détruit plusieurs dépôts de carburant. À partir d’avril 2022, elle s’est mise à cibler les raffineries ukrainiennes, à commencer par celle de Krementchouk, seule raffinerie en activité à ce moment-là. En 2022 et 2023, les Russes l’ont frappée par sept fois, avec des drones de petite taille, mais aussi des missiles balistiques et de croisière. À l’époque, l’Ukraine n’avait pas de quoi répondre à ces frappes, mais grâce à l’augmentation de ses capacités et à ses choix stratégiques, elle a pu commencer à rendre la pareille aux Russes, en frappant leurs dépôts de carburant, puis, à partir de 2023, leurs raffineries.


Les frappes ukrainiennes sur les raffineries russes nuisent-elles au marché mondial de l’énergie ?

Les déclarations américaines selon lesquelles ces frappes entraîneraient une hausse du coût du pétrole relèvent de la manipulation. Tout d’abord, les marchés des carburants américain et russe ne sont en rien liés. Il en va de même pour leurs marchés pétroliers. Par ailleurs, l’Ukraine a frappé des raffineries plutôt que des sites d’extraction de pétrole. Ce sont deux choses complètement différentes. Ces frappes n’ont pas fait baisser le volume de pétrole russe présent sur le marché.

Il existe plusieurs causes possibles, et complexes, aux bouleversements sur le marché mondial du pétrole. Les conflits en cours au Moyen-Orient, et notamment les activités des Houthis, y contribuent énormément. Leurs frappes sur des navires commerciaux naviguant depuis le golfe Persique vers la mer Rouge et le canal de Suez ont poussé les navires pétroliers à choisir d’autres itinéraires plus coûteux. Il en résulte une hausse du prix du pétrole. Par ailleurs, les dynamiques actuelles sur le marché mondial du pétrole sont en partie tributaires de la relation difficile qu’entretiennent les États-Unis avec leur partenaire stratégique l’Arabie Saoudite, qui s’est détournée du géant américain pour s’aligner sur la Russie. Il est dans les intérêts de l’Arabie Saoudite et de la Russie de faire grimper les prix du pétrole, c’est pourquoi les deux pays collaborent au sein de l’OPEC+. Compte tenu de la complexité de ces facteurs et de l’incapacité de ceux qui sont au pouvoir de les résoudre, il y a une tendance à rejeter la faute sur un bouc émissaire — dans notre cas, il s’agit de l’Ukraine et de ses frappes.


Peut-on attribuer les récentes déclarations des États-Unis à des considérations de politique intérieure américaine ?

Le prix des combustibles est l’une des pierres angulaires de la campagne électorale aux États-Unis, premier pays producteur de pétrole au monde, qui de surcroît dispose de moyens d’accroître sa production. Cependant, le gouvernement actuel est soutenu par les militants écologistes et compte sur leur soutien aux prochaines élections. Augmenter la production de pétrole pourrait le priver de cette frange de son électorat, car celle-ci milite justement pour une baisse de la production, dont on peut parier qu’elle aurait un effet de hausse des prix.

En outre, la hausse des prix du pétrole profite non seulement aux régimes totalitaires (Russie et Iran, par exemple), mais aussi aux grandes sociétés pétrolières américaines, telles que Chevron et ExxonMobil, qui extraient du pétrole au Kazakhstan. Elles dépendent de l’oléoduc reliant le gisement de Tengiz (Kazakhstan) à Novorossiïsk, que la Russie peut choisir de bloquer, réduisant ainsi les profits de ces sociétés et mettant à mal leur capacité à verser des dividendes à leurs actionnaires. Par conséquent, ces entreprises prennent en compte les intérêts de la Russie et se servent de leurs canaux de communication à large portée pour appeler l’Ukraine à cesser ses frappes sur les raffineries russes.

En août 2023, les forces ukrainiennes ont frappé le pétrolier russe Sig en mer Noire orientale à l’aide d’un drone. Le navire-citerne transportait du diesel vers la Crimée occupée et devait ravitailler les troupes d’occupation russes. Depuis, les Ukrainiens ont cessé de mener ce type de frappe, bien que ces pétroliers soient des cibles militaires légitimes, car des sociétés kazakhes, européennes et américaines ont demandé aux autorités occidentales d’intervenir et d’appeler l’Ukraine à ne pas cibler ces objets. C’était une erreur, compte tenu du manque d’efficacité des sanctions prises contre le secteur énergétique russe. L’économie russe ne s’est pas effondrée, en grande partie grâce aux revenus générés par l’industrie pétrolière. Ce facteur ainsi que la position faible des États-Unis permettent à la Russie de nourrir son agression contre l’Ukraine et de frapper toujours plus éhontément le territoire ukrainien.

Comme nous pouvons le voir, les fluctuations qui caractérisent le marché mondial du pétrole sont indépendantes des frappes ukrainiennes sur les raffineries russes et les récentes déclarations de haut placés américains, mus par des considérations de politique intérieure, ont joué en faveur de la Russie.

L’Ukraine doit continuer à frapper les raffineries russes, sans marquer de longues pauses entre les attaques. Si les missiles de croisière sont à même de détruire l’infrastructure pétrolière, les drones sont plus susceptibles de l’endommager — elle peut alors être réparée, la durée nécessaire aux réparations dépendant de l’ampleur des dégâts. La Russie a d’ores et déjà démontré qu’elle était capable de réparer et de rouvrir certaines de ses raffineries qui avaient été frappées.

Nombreux sont ceux aux États-Unis qui comprennent les conséquences négatives potentielles des récentes déclarations américaines, bien que les communications officielles aient suggéré le contraire. Des personnalités respectées de l’armée américaine et des experts ont critiqué le manque de logique de cette prise de position et pointé du doigt les conséquences néfastes que celle-ci pourrait avoir sur les plans militaire et économique. Rappelons aussi que l’Ukraine mène ces frappes à l’aide de ses propres armes et non pas avec celles que lui fournissent les États-Unis. Par ailleurs, la dernière résolution de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe en date du 17 avril 2024 reconnaît que les raffineries russes peuvent être considérées comme des cibles militaires légitimes au regard du droit humanitaire international.

L’Ukraine poursuit actuellement des objectifs différents, dans un contexte où ses capacités ne sont pas illimitées. Cependant, les efforts qu’elle met en œuvre pour détruire les raffineries russes doivent se poursuivre.


Mykhaïlo Hontchar, président du centre de réflexion ukrainien Strategy XXI

Propos recueillis par Anastassia Herassymtchouk, rédactrice-en-chef adjointe d’UkraineWorld

Traduit par Louise Henry, rédactrice et traductrice à UkraineWorld Français