La Radio libre de Bakhmout, ou la résilience du journalisme ukrainien

19 janvier 2024
Ils travaillaient à vingt kilomètres seulement des territoires temporairement occupés, autant dire que les journalistes de Vilne Radio [la radio libre] ne se faisaient pas d’illusions. Plusieurs années avant que l’ogre russe ne saccage Bakhmout, ils avaient élaboré une stratégie d’évacuation, au cas il faudrait un jour quitter la ville. Anastassia, co-fondatrice de Vilne Radio, nous parle des derniers mois passés à Bakhmout, avant que la Russie n’écrase leurs studios d’une frappe aérienne.
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« La dernière fois que notre équipe a travaillé dans les studios, c’était le 23 février 2022. Autour de midi, j’ai demandé à tout le monde de rentrer et de se préparer à quitter la ville le jour même, ou, au plus tard, le lendemain matin », se souvient-elle.

Le 24 février, toute l’Ukraine se réveille à cinq heures du matin, au son des explosions. La plupart des employés de la radio locale décident de quitter Bakhmout pour se mettre à l’abri, plus loin de la ligne de front.

Au sixième mois de l’invasion à grande échelle, le 3 août 2022, tôt le matin, alors que l’Ukraine est sous un déluge de missiles, la Russie largue une bombe aérienne sur les studios de Vilne Radio.

Les studios de Vilne Radio, après l’attaque russe. Photo : Vilne Radio

« Nous savions bien que nous étions une cible de choix. C’est pourquoi nous ne travaillions plus sur site depuis le premier jour de l’invasion russe à grande échelle, même si plusieurs d’entre nous vivaient encore à Bakhmout. »

Avant la grande invasion, dans une Bakhmout à quelques encablures de la ligne de front, l’équipe de journalistes, au terme de longues et pénibles recherches, avait finalement trouvé l’endroit de leurs rêves, un bâtiment spacieux à même d’accueillir leur grande famille, qui s’élargissait à vue d’œil.

« Travailler ici, c’était vraiment un luxe pour nous. On aurait pu y faire du vélo dans les couloirs qu’on n’aurait dérangé personne ! Parfois, on venait au travail avec nos chiens. Le sapin de Noël trônait dans le bureau toute l’année. Il y avait toujours du passage chez nous, on avait souvent des invités à l’antenne et des clients qui venaient pour discuter publicité. Nos murs étaient tapissés de petites phrases motivantes et de photos de nos invités. »

Ces murs se sont écroulés lors de la frappe russe.

Le jour même, Anastassia lit dans un groupe de soutien patriotique russe sur Telegram que « vingt membres du bataillon nationaliste [ukrainien] Aïdar sont postés dans le bâtiment » et qu’ils sont potentiellement accompagnés de « mercenaires étrangers ».

On y avait été quelques jours avant la frappe et l’on prévoyait d’y retourner pour récupérer de l’équipement le 3 août dans l’après-midi. Bakhmout était constamment sous le feu des Russes. Le jour avant la frappe, notre gardien a refusé de se rendre au travail, il disait que c’était trop dangereux. Il n’y a pas eu de pertes humaines, on a eu de la chance.

Les pertes sont certes uniquement matérielles, mais elles n’en sont pas moins terribles. Avec les ordinateurs, câbles et microphones, c’est un peu de l’âme de Bakhmout qui est partie en fumée. Des enregistrements d’invités qui ne sont aujourd’hui plus de ce monde ont été perdus.

En bombardant les studios, la Russie a volé les mots d’Iryna Volkova, gynécologue-obstétricienne, d’Olena Smyrnova, directrice du musée de l’histoire de Bakhmout et de l’historien Olexandre Dobrovolsky. Après leur passage à l’antenne de Vilne Radio, ils avaient pris une photo, l’avaient signée et accrochée au mur.

« C’était le centre névralgique de notre radio indépendante et notre deuxième maison. Qu’est-ce qu’on y était bien ! Ça nous manque terriblement de ne plus avoir ce lieu. »

Désormais, l’équipe travaille à distance. Comme avant l’invasion russe à grande échelle, elle se focalise sur l’actualité de la région de Donetsk : témoignages d’habitants et de personnalités publiques locales, actualité juridique et des communautés régionales.

« On doit s’adapter à une situation qui change très rapidement. L’essentiel est de rester cohérent et efficace. Par exemple, un moment charnière pour nous a été la prise de Bakhmout par les Russes. »

Malgré l’occupation et la frappe russe qui a réduit ses studios en poussière, ce média indépendant poursuit inlassablement son travail d’information. Dans le contexte de cette guerre, l’adjectif « indépendant » prend un tout autre sens : celui de leur résilience exceptionnelle face à l’agresseur russe.

Lisa Djoulaï // Traduit par Louise Henry
Journaliste à UkraineWorld // Traductrice et rédactrice à UkraineWorld