Elles se perpétuent dans les proverbes, les chants et les croyances populaires, sont entrées au panthéon de la littérature ou ont été remises au goût du jour au cinéma. En un mot, les créatures mythologiques continuent de peupler l’imaginaire collectif ukrainien. Si nombre d’entre elles sont l’incarnation de représentations universelles — ainsi, le loup-garou ukrainien s’appelle vovkoulaka, le vampire ukrainien, oupyr, la sorcière, vid’ma et la sirène, roussalka —, d’autres sont spécifiquement ukrainiennes (ou plus largement slaves). C’est naturellement de ces dernières que traite notre article.
Mavka

Mavka, parfois Niavka, est un esprit de la forêt. Espiègle et enchanteresse, cette jeune fille morte prématurément est coincée entre les mondes physique et paranormal. La légende veut qu’elle habite les montagnes et les bois, où elle aurait été aperçue, jadis. Elle a les cheveux verts et le dos décharné, laissant entrevoir sa colonne vertébrale et ses organes…
C’est Lessia Oukraïnka [1871-1913, autrice dramatique, poétesse et traductrice ukrainienne, considérée comme un des monuments de la littérature ukrainienne] qui fait entrer la légende de Mavka dans la tradition littéraire ukrainienne, avec son drame féerique Le Chant de la forêt. Mavka y est ainsi décrite par l’un des personnages, la découvrant pour la première fois : « Tu ressembles / À une jeune fille… Ou plutôt à une dame, / Car blanches sont tes mains et fine est ta taille, / Et tu es vêtue d’une manière inaccoutumée… / Pourquoi tes yeux ne sont-ils pas verts ? / (La scrute.) / Ils le sont, maintenant… Alors qu’ils étaient / Bleus, comme le ciel… Oh ! Ils sont gris à présent, / Comme ce nuage… Non, semble-t-il qu’ils sont noirs, / Ou peut-être bruns… Comme tu es étrange ! »
Dans la littérature, Mavka est souvent représentée comme un personnage positif, en osmose avec la nature. « Là où danse Mavka, l’herbe est plus haute et plus épaisse », écrivait le grand écrivain et traducteur ukrainien Ivan Netchouï-Levytsky [1838-1918]. Au cinéma, aussi. Le dessin animé Mavka, le chant de la forêt, tiré de l’œuvre d’Oukraïnka, « a enchanté l’Ukraine en guerre ». Son adaptation française, Le Royaume de Naya, est sortie en France en mars 2023. Cependant, le folklore nous met en garde contre cette créature à la beauté éthérée, dangereusement envoûtante pour les marcheurs égarés. La légende dit qu’aucun homme ne résisterait au pouvoir de ses charmes…
Mara

Mara, qui partage l’étymologie de son nom avec le mot anglais mare, apparaît en rêve aux âmes tourmentées. L’écrivain et chercheur en ethnographie et mythologie ukrainiennes Fedir Potouchniak [1910-1960] a consigné à l’écrit de nombreux proverbes et incantations populaires (« Que Mara te dévore ! »), qui attestent de son ancrage folklorique. En Ukraine des slobodes (région historique correspondant à l’actuelle région de Kharkiv), il était coutume de brûler son effigie. Potouchniak décrit Mara comme une sorcière et un être incorporel, cependant que d’autres spécialistes estiment qu’elle peut se manifester physiquement à ceux qui sont sur le point de sombrer dans le sommeil ou d’en émerger. Ce personnage mythologique s’inscrit ainsi dans la superstition ukrainienne selon laquelle le sommeil est un état intermédiaire entre la vie et la mort, où les défunts peuplent les rêves des vivants.
Viy
Viy (« cils » en ukrainien) est une entité démoniaque, mi-vieillard, mi-gnome, dont les paupières pendent jusqu’au sol. Il faut moins craindre son apparence terrifiante que ses paupières relevées et son regard, mortel. C’est l’écrivain Mykola Hohol (Nicolas Gogol) qui popularise Viy dans le conte fantastique du même nom paru en 1835 [traduit en français pour la première fois par Louis Viardot sous le titre Le Roi des gnomes (1845)].
Étant donné qu’il n’existe vraisemblablement aucune autre trace écrite de Viy dans la mythologie ukrainienne, certains estiment que le personnage hoholien serait le résultat d’un croisement entre plusieurs créatures mythologiques distinctes. Cependant, Hohol ayant baigné dans la tradition orale ukrainienne, il n’est pas impensable que Viy relève tout simplement d’une coutume rare ou locale. L’écrivain déclarait en effet « [répéter la légende populaire] aussi simplement qu’elle [lui avait] été contée ». Quoi qu’il en soit, le conte de Hohol aura contribué à créer le personnage et à l’ancrer dans l’imaginaire ukrainien. Plus largement, Viy est l’incarnation de la superstition du « mauvais œil », qui, elle, est attestée dans la mythologie ukrainienne. Aujourd’hui encore, il est coutume en Ukraine de porter un bracelet rouge autour du poignet pour s’en protéger.
La suite au deuxième chapitre.
Cette série d’articles est le fruit d’un partenariat avec l’Institut ukrainien, agence d’État ukrainienne chargée de promouvoir la langue et la culture ukrainiennes dans le monde par la diplomatie culturelle.