EN TANT QUE TRADUCTRICE DU LIVRE DE SUSAN SONTAG, “DEVANT LA DOULEUR DES AUTRES”, COMMENT INTERPRÉTEZ-VOUS LA MANIÈRE DONT LES OBSERVATEURS PERÇOIVENT LA DOULEUR DE L'UKRAINE ?
Si nous appliquons le concept de Sontag à la guerre en Ukraine, l'aspect le plus surprenant dans la façon dont nous représentons visuellement, et donc, dont nous visualisons nos expériences traumatiques, est que notre iconographie de la souffrance diffère considérablement des conventions généralement acceptées dans le monde occidental.
Dans quelles situations voyons-nous le plus souvent des images de cadavres mutilés et/ou morts dans les médias occidentaux ? Généralement, dans les pays postcoloniaux. Les victimes du génocide au Rwanda ou les enfants affamés au Soudan peuvent être représentés sans qu’aucun détail de leurs souffrances ne soit cachés. Bien que cela puisse contribuer à susciter de l’empathie pour les victimes et faciliter l'acheminement 'aide humanitaire, Sontag affirme que cela perpétue aussi essentiellement la pratique raciste de longue date consistant à représenter les Africains ou les Asiatiques comme des animaux de zoo dans les expositions ethnologiques des villes européennes (une tradition déshumanisante qui existait en Europe du XVIe au début du XXe siècle).
En revanche, les victimes d'attentats terroristes, de guerres ou d'accidents dans les pays occidentaux sont représentées de manière beaucoup plus délicate. L'accent est davantage mis sur le respect de leur dignité humaine ou des sentiments de leurs proches.
On s'en souvient, même la publication d'une photo d'une personne sautant des Twin Towers en flammes lors de l'attentat terroriste du 11 septembre a suscité un intense débat, même si la victime dans cette affaire est à peine reconnaissable. On a considéré qu’il s’agissait d’une personne dont la vie entière ne devait pas être réduite à un moment d'agonie au nom de la curiosité morbide du public. Lorsque la victime est considérée comme « l’un des nôtres » plutôt que « l’autre » – et non comme une personne d’un autre pays, d’une autre ethnie, d’une autre religion, - la souffrance ne peut plus être réduite à un objet esthétique dans le portfolio d’un photographe.
En Ukraine, on le voit, les images de violence non censurées ne sont pas taboues. Nos médias sociaux et nos actualités regorgent d'images terribles, allant de photos de civils prises après la désoccupation de Bucha à des vidéos de torture et d'exécutions de prisonniers ukrainiens (ces vidéos ont été créées par la russie, mais nous les partageons également). Cette représentation, me semble-t-il, va parfois au-delà de la photo comme preuve d'un crime. La question du respect des sentiments des proches est rarement évoquée ici, alors même qu'il y a eu des cas où des proches des victimes les ont reconnus dans ces terribles documents.
Les Ukrainiens se battent, les images non censurées de ces souffrances le démontrent.
Il existe certes un besoin compréhensible d’informer le public international des crimes russes. Mais attention de ne pas tomber dans un piège décrit par Sontag : les photographies de cruauté « démontrent des souffrances scandaleuses et injustes qui doivent cesser ».
La prévalence de telles photographies et de telles horreurs alimente involontairement la croyance selon laquelle les tragédies sont inévitables dans les régions sombres et arriérées, c’est-à-dire pauvres, du monde. Et j'ai bien peur que les souffrances des Ukrainiens soient ignorées.
Nous sommes presque invisibles dans l’espace international ; nous ne sommes pas un pays riche en pétrole qui peut se permettre de dépenser beaucoup d’argent pour promouvoir notre culture à l’étranger.
Il existe certes des projets tendant à accroître la visibilité de l'Ukraine, à la montrer autrement que comme unique victime de l'agression russe, et c’est une bonne chose : de grandes expositions sur le modernisme ukrainien, notamment celles du Musée national d'art d'Ukraine, dans de nombreux musées européens ; et le programme Translate Ukraine de l'Institut ukrainien du livre, qui soutient les traductions de la littérature ukrainienne. Cependant, il faudra encore du temps pour que le public occidental change de regard sur le pays et du même coup sur les souffrances qui lui sont infligées.
COMMENT RECEVOIR LA « SURCHARGE » DE DOULEUR DE L’UKRAINE SANS CRÉER CE SENTIMENT D'ALTÉRITÉ ?
Susan Sontag soutient que l’impuissance et l’inaction auxquelles est condamné le téléspectateur moyen devant un téléviseur, un ordinateur portable ou un téléphone, atténuent ses émotions. Le spectateur qui regarde passivement un flux continu d’images horribles entrecoupées de publicités finira par devenir insensible aux souffrances qu’il ne peut empêcher.
Je crois qu’il est possible de contrecarrer cela en proposant un plan d’action clair au moment critique où quelqu’un veut aider. Les spectateurs peuvent partager plus de “bon contenu viral” pour attirer l'attention sur ce que vit l’Ukraine (souvenez-vous de la vidéo d'une dame disant à l'occupant russe de mettre une graine dans sa poche et de la laisser germer à sa mort, quelques jours après le 24 février 2022). L’une des stratégies mises en place par l’Ukraine pour susciter davantage d’actions de la part du public occidental, a été de mettre en place la possibilité de faire des dons à des oeuvres caritatives privées ou à l’entreprise publique United24. Elle a rapidement fait appel à des célébrités occidentales connues du monde entier pour collecter des fonds et attirer l’attention sur ce que vit l’Ukraine. Sur les réseaux sociaux, des mouvements citoyens en Ukraine ont auto-organisé des campagnes pour lutter contre la propagande et la désinformation russe. Le public occidental pourrait rejoindre et contribuer à ce mouvement populaire.
LA COMPASSION FACE À CETTE GUERRE EST-ELLE LA PLUS NOBLE DES RÉACTIONS ?
Je vais citer Sontag pour expliquer le problème de la compassion : “Tant que nous éprouvons de la compassion, nous sentons que nous ne sommes pas complices de ce qui cause la souffrance. Notre compassion déclare que nous sommes innocents mais également impuissants à changer quoi que ce soit. Tourner la compassion vis-à-vis de ceux qui souffrent de la guerre et des politiques meurtrières au profit d'une réflexion sur la place de nos privilèges, et sur le lien possible entre nos privilèges et leur misère... est une tâche difficile et les images ne fournissent que ce premier élan de réflexion. En d’autres termes, la compassion est une porte de sortie pour les paresseux : mon âme souffre en raison de ce que vit quelqu’un d’autre, ce n’est pas ma faute ; je n’ai rien à faire pour changer la situation.
La compassion sans action ne change pas la situation et ne soulage pas la souffrance.
Prendre de réelles mesures pour aider physiquement ou informationnellement est plus difficile, mais serait plus éthique. Les spectateurs doivent comprendre que regarder des images choquantes, aussi difficiles qu’elles soient sur le plan émotionnel, devrait être le début de l'action, et non la fin”.
LE TEXTE DE SUSAN SONTAG EST UNE SENTENCE SUR LE CONCEPT DE COMPASSION. COMMENT L’UKRAINE TENTE-T-ELLE DE TRANSFORMER CETTE COMPASSION EN UN CONCEPT DE SOLIDARITÉ ? LE CONCEPT DE GUERRE JUSTE EST-IL IMPORTANT ICI ?
Le concept de guerre juste a été intellectualisé par le fils de Susan Sontag, David Rieff, auteur, correspondant de guerre et grand sympathisant de l'Ukraine. Il s’y rend chaque mois pour exprimer sa solidarité et donner des conférences.
Il s'agit d'un concept assez simple dérivé des textes d'Augustin et de Thomas d'Aquin : seule la guerre de défense est justifiée, toutes les options pacifiques réalistes ont été épuisées, les conséquences de l'abandon du combat sont pires que celles de la poursuite du combat. Pour autant, ce concept ne suffit pas pour que les Occidentaux se sentent concernés. Il faut qu’ils réalisent que cette guerre est une guerre de valeurs qui concerne le monde entier. Une défaite aurait des conséquences terribles pour les Ukrainiens mais pour bien d’autres citoyens de pays pour qui l’Ukraine paraîtrait lointaine.
SUSAN SONTAG A ÉCRIT QUE LE MONDE A LONGTEMPS CRU QUE SI TOUTE L'HORREUR DE LA GUERRE ÉTAIT MONTRÉE, LE TÉLÉSPECTATEUR COMPRENDRAIT POURQUOI LA GUERRE EST DESTRUCTRICE ET INUTILE. POURQUOI CELA N'ARRIVE-IL PAS EN DÉPIT DES IMAGES QUI ONT DÉJÀ ÉTÉ DIFFUSÉES À TRAVERS D’AUTRES GUERRES ?
Les raisons pour lesquelles on ne se soucie pas d’une guerre sont nombreuses. Malheureusement, la Russie sait très bien exploiter les points sensibles et les lignes de fracture d’autres sociétés pour saper la solidarité avec ses victimes. Nous avons vu comment la Russie a alimenté la réticence des pays du Sud à s’engager dans une action collective en leur rappelant son passé colonial ; comment elle a attiser les inquiétudes de la jeunesse libérale de gauche aux États-Unis, mécontente des aventures militaires américaines dans la guerre contre le terrorisme d'après 2001 ; comment elle diabolise ses victimes – promouvant avec succès l’idée d’un nazisme endémique en Ukraine jusqu’en 2022 ou d’un islamisme radical endémique parmi les opposants d’Assad en Syrie.
Il reste à espérer que le livre de Sontag, qui encourage les lecteurs à aller au-delà des premières réactions émotionnelles, contribuera à éduquer les consommateurs d’informations et de contenus visuels en les rendant plus critiques.