Le monde russe en scène. Comment la Russie utilise le ballet à des fins de propagande

5 septembre 2024
La Russie a fait du ballet un moyen de promotion du prétendu « monde russe » et s’en sert comme outil de soft power. Les artistes du ballet ne font pas exception. Entre soutien affiché à la guerre menée en Ukraine et appropriation culturelle, ils participent activement à la propagande du régime de Vladimir Poutine.
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Certains prétendent que l’art est au-dessus de la politique. Ce n’est pas le cas de la Russie. Moscou utilise la culture comme outil de propagande, de justification des ambitions impérialistes et en a fait un outil de « soft power » pour favoriser l’expansion russe en Occident. Le ballet russe ne fait pas exception.

"La propagande à travers le ballet russe est extrêmement forte, car le ballet est un produit d'exportation et un outil de soft power, explique Viktoriia Zvarych, danseuse de ballet à l'Opéra de Lviv. La Russie façonne l'opinion publique à travers sa culture, en particulier le ballet. Le ballet étant associé à la grâce et à la beauté, il est difficile d'imaginer ce qui se cache derrière", poursuit-elle.

Plusieurs danseurs de ballet russes se sont rendus sur le territoire ukrainien occupé, ont publiquement soutenu les actions du gouvernement russe et ont même soutenu l'invasion de l'Ukraine par l'armée russe.

Dans une perspective anticoloniale, le ballet russe cherche à maintenir le statu quo dans les pays post-soviétiques. Selon Viktoriia Zvarych, même après l'effondrement de l'URSS, le répertoire, les programmes éducatifs pour les danseurs et les types de spectacles ont été développés selon la méthodologie russe. À leur tour, les artistes de ces pays étaient toujours associés au « ballet russe », bien qu'ils représentaient d'autres pays indépendants.

Comment les artistes de ballet russes justifient la politique du Kremlin

Sergei Polunin est le plus illustre exemple de l’artiste de ballet russe soutenant les actions du gouvernement russe en participant à des activités de propagande. Recteur, depuis 2019, de l'Académie chorégraphique de Sébastopol en Crimée occupée, il a reçu un prix des mains du président russe Vladimir Poutine « pour le développement et la vulgarisation de l'art chorégraphique national ». Il a également collecté des fonds pour l'armée russe impliquée dans l'invasion de l'Ukraine.

Source: Sergey Polunin Foundation

Svetlana Zakharova, une danseuse de ballet russe, est un autre exemple du soutien à la politique du Kremlin. Elle a auparavant été députée à la Douma d'État russe et a activement soutenu l'annexion de la Crimée en 2014. Elle a également été administratrice de Vladimir Poutine lors des élections présidentielles russes. Malgré son soutien au gouvernement, elle a poursuivi ses tournées internationales.

Les artistes russes ne font pas qu’afficher publiquement leur adhésion à la politique russe. Des spectacles sont également organisés dans les territoires ukrainiens occupés. Les artistes de ballet russes s’y sont rendus et ont présenté des spectacles glorifiant l’occupation. En 2023, le Ballet du Kremlin a collaboré avec la troupe de l'Opéra de Donetsk pour mettre en scène le ballet « Guerre et Paix ». Les premiers théâtres à accueillir des représentations furent ceux de Sébastopol et de Simferopol occupés. En outre, l'Opéra de Donetsk a organisé des concerts en l'honneur de la « Fête de la République » de la prétendue « RPD », République populaire de Donetsk, et a mis en scène des spectacles promouvant « la puissance et le courage » du peuple russe.

Source: Donbas Opera

Sergei Polunin a de son côté participé au tournage d'un film dans le Donbass glorifiant l'occupation russe de cette région ukrainienne, ou encore à l'ouverture du festival « Opéra de Kherson » en Crimée occupée depuis 2014 par la Russie. "J'ai pensé aujourd'hui aux soldats morts qui ont donné leur vie pour la liberté de notre génération [...] Dans cette danse, j'ai une conversation avec ces gars [les soldats russes, NDLR], qui se sont battus pour nous et ont donné leur vie", a-t-il déclaré avant le forum-exposition "Russie", où il a interprété une chanson sur le thème de la guerre du chanteur russe SHAMAN, également soutien à l'invasion de Ukraine.

Source: International forum-exhibition «Russia»

Le 19 avril 2022, alors que les troupes russes attaquaient et occupaient des villes ukrainiennes, un spectacle « en soutien aux réfugiés évacués du Donbass et à ceux qui défendent le pays [la Russie, NDLR] » a eu lieu au sein du Théâtre Bolchoï russe.

Saisons russes à New York

Ces artistes continuent aussi de tourner et de se produire à l'échelle internationale. Cette approche n'est pas nouvelle : Moscou utilise le ballet à des fins de propagande depuis l’Empire russe et l’Union soviétique.

"À l'époque soviétique, les tournées étaient une décision politique. Il n'y avait que des gens "bons". Le répertoire était également façonné d'une manière idéologiquement "correcte". Même après l'effondrement de l'URSS, le ballet est resté un outil du "soft power" russe'", analyse Viktoriia Zvarych.

La communauté ukrainienne de divers pays s'oppose aux tournées de ces artistes russes, invoquant le fait que la culture russe est intrinsèquement politique.

"Promouvoir l'idée que la Russie n’a rien à voir avec les bombes et les missiles, mais est un pays faisant partie du monde civilisé, avec des ballerines dans de beaux tutus et des pointes, est dangereuse et fausse", affirme Oleksandr Taran, président de l'organisation ukraino-américaine « Svitanok ».

Les 18 et 19 avril 2024, des militants et la communauté ukrainienne de New York ont​organisé une manifestation contre les représentations des artistes du Théâtre Mariinsky russe au Lincoln Center. Selon les organisateurs, les artistes se sont rendus en Crimée occupée, bien qu'ils aient précédemment affirmé sur les réseaux sociaux qu'ils "ne s'occupaient pas de politique".

"Nous avons rassemblé des gens devant le Lincoln Center, acheté des attributs et déguisé les femmes de notre équipe en ballerines. Nous avons utilisé du sang artificiel pour démontrer comment la culture russe mène à l'effusion de sang et à la mort. Nous avons également utilisé notre personnage principal, une femme vêtue d'un costume russe sanglant qui représente la Russie moderne", explique Oleksandr Taran.

À la suite de cette manifestation, le spectacle des danseurs de ballet russes a été annulé.

Cela n’a pas été le cas pour la représentation du Ballet classique russe à Milan, à La Scala et Lirico. Le 15 janvier 2024, des artistes russes y ont interprété "La Belle au bois dormant".

Source: Ukrinform

Appropriation culturelle

En plus des ballet, des artistes russes ont participé au spectacle « Russyana », qui présentait des danses biélorusses, tatares, moldaves et même ukrainiennes comme faisant partie de la culture russe. Cette appropriation culturelle préserve le récit russe sur les « nations frères » sous la suprématie russe, tout en s’appropriant les cultures d’autres pays et nations en les présentant comme étant « russes ». Résultat, en Occident, lors de représentations de ces ballets russes, les danses issues de pays qui ont vécu sous le joug de la Russie, sont présentées comme russe, effaçant ainsi leur véritable origine.

"Quand le ballet Moyseev de Moscou présente le hopak comme une danse folklorique russe, c'est une arme contre les Ukrainiens. Un spectateur moyen, peu familier avec l'histoire, appréciera la musique et la danse et conclura qu'elles sont russes", déplore Marta Farion, présidente de la Fondation Kyiv-Mohyla aux Etats-Unis, qui a participé à des manifestations contre l'expansion culturelle russe et les performances d'artistes russes.

Si le ballet russe représente la « grandeur » de la culture russe, il constitue aussi et surtout un élément clé dans la construction de l’image de la Russie à l’étranger. Le soutien des artistes du ballet à l’occupation et à l’invasion de l’Ukraine, l’appropriation des cultures d’autres nations, la promotion directe du ballet par le gouvernement démontrent qu’il s’agit d’un outil de promotion de la propagande d’État.

Traduit par Audrey Lebel
DZVENYSLAVA SHCHERBA
Journaliste et Analyste pour Internews Ukraine