Larry Wolff : Nos géographies imaginaires de « l’Europe de l’Est »

4 janvier 2024
Comment la résistance de l’Ukraine a-t-elle contribué à déconstruire les mythes et les représentations qui entourent l’Europe de l’Est ? UkraineWorld s’est entretenu avec Larry Wolff, professeur d’histoire à l’Université de New York.
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Larry Wolff est l’auteur de nombreux ouvrages, dont Inventing Eastern Europe: The Map of Civilization on the Mind of the Enlightenment (Inventer l’Europe de l’Est : la carte de la civilisation dans l’esprit des Lumières, 1994), The Idea of Galicia: History and Fantasy in Habsburg Political Culture (L'Idée de la Galicie : Histoire et fantasmes dans la culture politique des Habsbourg, 2010) et Disunion Within the Union: The Uniate Church and the Partitions of Poland (La Désunion au sein de l’union : L’Église uniate et les partages de la Pologne, 2020). Inventer l’Europe de l’Est a été traduit en ukrainien et publié par la maison d’édition ukrainienne Krytyka en 2009.


1. C’est aux Lumières du XVIIIe siècle, courant de pensée européen dont les chefs-lieux sont Londres, Paris et Amsterdam, que l’on doit l’idée de l’Europe de l’Est. L’invention de ce terme rebat les cartes d’un imaginaire géographique qui conçoit alors une division entre le Nord et le Sud matérialisée par les Alpes.

Cette nouvelle géographie philosophique se construit autour d’une idée centrale selon laquelle « l’Europe de l’Ouest » serait plus développée et civilisée que « l’Europe de l’Est ». Au XXe siècle, la guerre froide renforce encore ce préjugé, cependant la période postcommuniste qui succède aux bouleversements de 1989 et 1991 contribuera à modifier et à ajuster cette conception binaire de l’Europe, qui plus est dans le contexte de l’élargissement de l’Union européenne.


2. Bien que ces idées reçues continuent à faire de l’ombre à l’Europe de l’Est après 1991 et, dans le cas de l’Ukraine, après son indépendance, l’Occident voit dans l’Ukraine l’exemple d’une certaine émancipation de la domination soviétique.

Mais les Occidentaux, dans leur ensemble, restent largement ignorants de l’histoire et de la vie politique ukrainiennes. Voltaire, au XVIIIe siècle, considérait que l’Ukraine était « inconnue » des Occidentaux éclairés, chose qui reste encore partiellement vraie jusqu'au crépuscule du XXe siècle.


3. L’agression russe qui se déroule actuellement en Ukraine a non seulement changé le regard que nous portions sur « l’Europe de l’Est », elle a aussi bouleversé l'idée que nous nous faisions de « l’Europe » dans son ensemble.

En Occident, les hommes politiques et les citoyens commencent à comprendre que l’Ukraine incarne les valeurs européennes dans sa résistance face à l’agression russe et que le futur de l’Europe dépend de l’engagement de l’Ukraine à défendre les valeurs européennes et de l’engagement de l’Europe à défendre l’Ukraine.


4. Les traditions politiques occidentales ont coexisté, à différents degrés, avec d’autres traditions politiques au sein de la République des Deux Nations, sous le règne des Habsbourg et même, dans une moindre mesure, dans l’empire russe du XIXe siècle.

L’histoire de l’Ukraine s’inscrit pleinement dans cette histoire politique. Je soulignerais en particulier l’importance qu'a eue la vie politique constitutionnelle en Ukraine occidentale sous les Habsbourg. Et depuis 1991, la vie politique ukrainienne a été façonnée par les priorités et les valeurs occidentales, comme le montrent de toute évidence la Révolution orange de 2004 et l’Euromaïdan de 2014.


5. Si la plupart des appellations géopolitiques se traduisent difficilement dans la réalité, la notion « d’Europe post-communiste » a été très utile au cours des dernières décennies pour penser à l’échelle d’une région les problèmes communs et les enjeux auxquels sont confrontées des régions européennes liées géographiquement.

Dans les milieux académiques, nous commençons à être plus critiques vis-à-vis des termes « Europe de l’Ouest » et « Europe de l’Est ». Et pour les Européens dans leur ensemble, la fin de la guerre froide a marqué la fin d’une division fortement ressentie entre Est et Ouest.

Au cours des dernières décennies, il y a eu quelque confusion quant à la désignation des différentes régions européennes, mais je pense que cette confusion a été dans l'ensemble plutôt constructive, car elle a permis l’émergence de nouvelles cartographies mentales. Et il me semble que désormais l’Union européenne est le reflet de l’Europe dans ce qu’elle a d’occidental et d’oriental.

Auteur : Daria Synhaïevska // Traduit par Louise Henry
Journaliste et analyste à UkraineWorld // Traductrice et rédactrice à UkraineWorld