Anastasia : chemin inverse

3 mars 2024
Au lendemain du 24 février, alors que des centaines de milliers de personnes fuient le pays, Anastasia, installée en France depuis l'enfance, tâche par tous les moyens de se rendre à Kyiv, sa ville natale. Elle y parvient et s'engage dans un bataillon de volontaires en tant que paramedic.
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Le 24 février, je passe dans une autre réalité. Je me réveille dans un cauchemar. Ma vie a basculé. La thèse que je réalise n’a plus d’importance. Tout ce qui compte, c’est de trouver un moyen de revenir à Kyiv. Ma première pensée est d’évacuer ma famille : mon père, ma belle-mère, mon frère, ma grand-mère. Depuis Paris, je me démène pour trouver un moyen de retourner en Ukraine alors qu’il n’y a plus aucun vol pour le pays. L’aéroport a été bombardé, l’espace aérien ukrainien est fermé. Un ami me demande ce que je compte faire, je lui rétorque que je vais m’engager. Les mots sortent tout seul de ma bouche. L’idée de rester coincée à Paris m’est impossible. Je dois être chez moi. Le 25, les Russes prennent la datcha de mes parents à Boutcha. Eux, sont dans leur appartement à Kyiv car deux jours avant, ils avaient un rendez-vous médical dans la capitale. Je me dis, “ils sont déjà là”. Je n’ai plus de temps à perdre. Les Russes sont chez moi, je n’ai pas le choix, je dois y aller.

Le 26 au matin, à 9 heures, je suis métro Chevaleret à Paris. Je suis dans un bus pour l’Ukraine. J’ai avec moi un simple sac à dos. J’ai pris des vêtements techniques, chauds et légers, du matériel médical, des batteries portables pour recharger mes appareils, et mon ordinateur. A ce moment-là, je ne sais pas jusqu’où le bus va nous emmener. Son objectif est de passer la frontière. Je ne sais pas si l’on ne va pas devoir passer un checkpoint russe. Le chauffeur ne sait pas lui-même, la situation évolue d’heure en heure. Dans le bus, on est tous transit de peur. Personne ne parle. Un voyageur devant moi d’environ 30 ans a l’air terrifié. Je lui dis : “ça va aller”. Je lui dis, et je me le dis aussi en même temps : “c’est ton choix de venir. On aurait pu rester tranquillement en France, à l’abri, mais c’est ce qu’on a choisi.” On est tous shootés à l’adrénaline, à l’instinct de survie. La peur, c’est très spécial. Si tu la laisses t’envahir, c’est foutu. Je me force à tout maîtriser.

Dans le bus, j'efface tout ce que j’ai sur mon ordinateur, je ne veux pas que les Russes tombent sur mes fichiers, mes données. Je mets sur une clé tous mes fichiers, mes chapitres de thèse, et je m’envoie aussi des trucs par mail. Le voyage pour arriver à la frontière dure plus de vingt-quatre heures. A la frontière, alors qu’il y a des kilomètres et des kilomètres de queue pour quitter l’Ukraine, dans notre sens, il n’y a personne. C’est le passage de frontière le plus rapide de ma vie ! 45 minutes en tout et pour tout. Enfin, on arrive à Lviv. C’est un soulagement.

Je me rends à la gare pour prendre un train direction Kyiv. A ce moment-là, je débarque dans la guerre. La gare est bondée de familles, de femmes, d’enfants en pleurs : il y a une pesanteur et une gravité dans l’atmosphère. Je ne reconnais pas cet endroit familier. Je débarque en fait dans un centre de réfugiés. Je réalise que la guerre est là, que Poutine a attaqué mon pays. Plus rien n’est pareil.

Je trouve un train de nuit pour Kyiv. Je vois qu’il y a déjà des incursions dans la ville, je m’attends à ce qu’il y ait des pénuries dans la capitale et je me prépare à un siège. Avant de prendre le train, je fais des provisions à apporter à ma famille : huile, pâtes, eau comme elle n’est pas potable en Ukraine, riz. Je calcule tout ce qu’il faut : le nombre de grammes de pâtes pour une personne, ce qui permettrait de tenir tant de jours. Je suis en mode militaire : ma mission est de protéger ma famille et les civils avec l’expérience que j’ai déjà de la guerre. Il ne faut pas céder à la panique. J’économise mes mots, je réfléchis à ce que je dirais si je tombe sur un checkpoint russe. Je viens d’entrer sur le champ de bataille. Je ne sais pas ce qui m’attend, mais j’y vais. Dans le train, il n’y a personne, j’ai un wagon seulement pour moi, il n’y a que la cheffe de cabinet dans mon wagon.

J’arrive enfin à Kyiv le 28 février. Je suis soulagée. Il n’y a que des militaires dans les rues vides, les magasins sont fermés, des snipers sont sur les toits et le président Zelensky a décrété un couvre-feu de 24 heures. C’est une vision apocalyptique de la ville. Je me rends chez mon père. Je ne l’ai pas prévenu de mon arrivée. Une fois en bas de chez lui, je l’appelle sur son portable. Je lui dit en blaguant : “tu es chez toi ?”, je veux apporter un peu de légèreté. J’appuie sur la sonnette, il m’ouvre, il n’en croit pas ses yeux. Il me dit : “Mais qu’est-ce que tu fais là ?” (rires) Je me dis que c’est la dernière fois que je vois leur appartement, je fais mes adieux à cet appartement, à une de mes maisons. Je leur dit qu’il faut partir, mais ils ne veulent rien entendre. Mon père est résolu à ne pas quitter sa maison, c’est toute sa vie, il ne veut pas être un réfugié. Je commence à m’énerver en leur exposant la situation : “vous habitez sur une colline, le coin le plus haut de la ville, vous serez en première ligne !” “Quand il n’y aura plus de denrées, vous allez faire quoi ?” Ils n’ont pas eu le réflexe de faire des provisions. A ce moment-là, les Russes sont déjà au nord de Kyiv, on entend des explosions et des tirs dans la capitale. Mais rien n’y fait, ils me disent : “On ne laissera pas notre ville aux Russes”. On apporte alors de la nourriture et un bidon de 50 litres d’eau à ma grand-mère et ma cousine qui a un bébé de six mois. Je ne réussis pas à évacuer ma famille. Je me dis que la seule chose que je peux faire est de les protéger. Le lendemain, je vais à l’église Saint Mikhaïl me déclarer bénévole auprès d’un bataillon volontaire de l’armée.

Dans l’église Saint Mikhail, on me donne un treillis, on m’attribue un lit dans le dortoir, et je commence à faire le tri de la distribution humanitaire qui arrive. Je prépare aussi des trousses de secours médicales. Tous les matins, je me réveille en me disant : “je suis encore en vie. Il n’y a pas eu d’attaque chimique, pas de bombe nucléaire”. Une semaine après, je suis sur le terrain. Au fond de moi, je me dis : “ça y est, tout ce que j’ai fait avant en tant que secouriste prend tout son sens”. C’est comme si tout avait été une triste répétition.

J’avais déjà l’expérience de savoir quoi faire si une personne se vide de son sang ou a reçu un éclat, de savoir poser un garrot. En 2017, j'ai rejoint un bataillon de volontaires en tant que paramedic. En France, ma famille et mes proches pensaient que je faisais de l’observation pour ma thèse, qui porte notamment sur les bataillons de soldats bénévoles dans la guerre du Donbass. C’était vrai, mais j’alternais aussi des missions en tant que secouriste à l’Est. Ma mère s’en doutait, mais je la préservais en lui disant que je n’étais pas en première ligne. De nouveau, en 2022, je dose les informations. Je suis pourtant envoyée au plus fort des combats dans une forêt aux environs de Kyiv avec une unité de medics. Notre véhicule est ciblé par les Russes, les bombardements et les attaques font beaucoup de blessés parmi les civils. Je comprends que je risque ma vie. On revient secoués à la base militaire. En tant que militaire, je sais déjà que les Russes massacrent tout le monde à Boutcha.

Je me sens très seule à ce moment-là. Tout le monde part de Kyiv. Je me sens seule dans ma décision, même si ma mère est folle de trouille et m’écris tous les jours. Et en même temps, je ne peux pas faire autrement, c’est comme un devoir de protéger mon pays.

A partir de là, j’enchaîne les missions, dont une de 5 semaines à l’est du pays. C’est une mission difficile et douloureuse, j’assiste à une boucherie. Je suis au “triage” sur un point de stabilisation, c'est-à-dire que je dois faire le tri entre les blessés graves et les autres qui arrivent tout juste de la ligne de front. Avec mes collègues secouristes, on dort par tranche de quelques heures, on mange quand on peut, on va aux toilettes quand on peut. On se relaye pour stabiliser les blessés les plus graves, ceux qui ont ce qu’on appelle des amputations traumatiques. Ça n'arrête pas. Parfois, on n’a même pas le temps d’éponger leur sang, ils se vident littéralement devant nous. Je perds deux de mes collègues, il y a énormément de blessés, parfois plus de cent par jour. On fait tout pour sauver un maximum de soldats et les envoyer dans des hôpitaux à l’arrière. Parfois, on est obligé de soigner les blessés dans les couloirs des immeubles où l’on se trouve, à même le sol. Certains jours, la première image que j’ai le matin, ce sont des corps sanguinolents enfermés dans des sacs noirs qui attendent d’être envoyés à la morgue. Les Russes ont alors l’avantage car l’Ukraine n’a pas encore reçu les armes occidentales de ses alliés. Ils essaient d’encercler la zone où nous sommes en utilisant l’aviation. Sur le terrain, dès qu’on entend un avion, c’est la panique. On est exposés, les Russes lâchent partout des bombes de manière aléatoire dans le secteur où je suis. Le bâtiment dans lequel je dors avec mon unité finit d’ailleurs par être touché par un obus.

Et puis, en septembre, lors de la contre-offensive de l’armée ukrainienne, je pars en mission au sud du pays, dans la région de Kherson. C’est une mission très intense. Je suis blessée à la tête alors qu’un obus russe tombe à côté de la tranchée dans laquelle je suis depuis quelques jours. C’est une contusion, un choc à la tête lorsque tu es trop près d’une explosion. Je dois rentrer à Kyiv pour passer plein d’examens. Je perds en audition. Je réalise que je dois lever le pied. En tant que secouriste bénévole dans un bataillon de volontaires de l’armée, je n’ai aucune paye, aucune assurance. Je suis comme ces milliers de civils qui ont pris les armes alors qu’ils menaient une vie tranquille jusque-là. Je décide alors de revenir dans le civil, de retourner à Kyiv, et de me consacrer à ma thèse.

Je parviens à lier mes deux expériences dans le militaire et dans le civil, c’est le prix de la construction de l’avenir. Bien sûr, j’ai parfois de la nostalgie pour l'insouciance de ma vie d’avant en France, mais je ne peux pas continuer cette vie comme si de rien était, c’est impossible. Un tournant a été opéré le 24 février, je ne pourrais pas revenir en arrière. Je commence seulement à accepter que ce ne sera plus jamais pareil, que les Russes ont pris une partie de moi, une partie de chez moi. Il y a tout à reconstruire. Je me dois de continuer à travailler pour ce pays.

Mon objectif a toujours été de travailler pour le futur du pays. Je suis revenue préparer l’avenir du pays. Si l’Ukraine arrête d’exister, ma vie n’a plus de sens car c’est ici que je veux construire ma vie. Ma thèse portant sur la construction de l’Etat dans la guerre, les bataillons de volontaires dans le Donbass, la construction de l’avenir du pays, c’est cela ma vie. Avec des amis, on est en train de créer un think tank pour lutter contre la corruption.

Je me dois de faire tout ce qui est en mon pouvoir pour rendre le pays meilleur.

Audrey Lebel
Journaliste indépendante