Le ramadan en temps de guerre : aperçu du quotidien de la communauté musulmane d'Ukraine

5 avril 2024
Aïcha Issa, présidente de la Ligue des musulmans ukrainiens, raconte comment, malgré la guerre, sa communauté s’entraide et se réunit pour observer le mois le plus sacré dans le calendrier musulman.
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Crédit photo : UkraineWorld - Instagram d'Aïcha Issa

Les musulmans d’Ukraine vivent leur troisième Ramadan au temps de l’invasion russe à grande échelle. Cette année, le mois sacré s'étend du 10 mars au 9 avril. Il est marqué et rythmé une nouvelle fois par les attaques russes. Il coïncide aussi avec l’arrivée d'Ukrainiens évacués de la bande de Gaza, auxquels la Ligue des musulmans ukrainiens apporte son aide.

Parmi eux figurent plusieurs des amis et connaissances d’Aïcha Issa. La majorité de ces réfugiés sont des femmes. Elles n’ont pu sortir que grâce à leur citoyenneté ukrainienne. Si certaines ont pu être évacuées avec leurs enfants, beaucoup ont vu leur conjoint palestinien contraints de rester sur place.

Chaque jour, Aïcha veille à ce que les évacués de Gaza soient transportés jusqu'à la mosquée afin qu'ils puissent manger et prier ensemble. “Entourer ces personnes de sollicitude et de foi comme le fait la Ligue ukrainienne des musulmans constitue pour elles un soutien essentiel”. "Nous collectons tout le nécessaire pour eux : biens de première nécessité, collecte d’argent. Nous oeuvrons à les soutenir psychologiquement après ce qu’ils ont vécu et les trauma que cela a créé. Leur évacuation de la bande de Gaza a été très dure, et ils doivent vivre ici aussi avec la guerre. Nous faisons en sorte de recréer l’atmosphère de Ramadan autour d'eux malgré tout”.

En ces temps difficiles, Aïcha dit ressentir à quel point le Ramadan est devenu une période d'unité comme jamais auparavant. Cela s’applique non seulement aux musulmans, mais aussi à tous les Ukrainiens. Pour la communauté musulmane, le Ramadan est le moment où les récompenses divines se produisent suite à la multiplication de bonnes actions. C’est la raison pour laquelle certains musulmans envisagent d’accomplir des actes de charité et de bonne volonté particulièrement durant ce mois sacré. Mais depuis le début de la guerre totale, Aïcha et son organisation ne consacre plus ce travail de bénévolat uniquement durant le Ramadan. Désormais, l’entraide a lieu tous les jours et sous diverses formes : distribution de nourriture pour les plus démunis, achat de biens essentiels pour les Ukrainiens déplacés à l’intérieur du pays, dons, et tout autre acte de générosité.

Chaque jour, nous organisons un iftar à la mosquée pour la congrégation et nous continuons également à distribuer des repas à toutes les personnes qui en ont besoin. Habituellement, ces repas se composent de salade, de pilaf, de pain et de thé. Nous sommes convaincus que durant ce mois de bonnes actions, nous devons en faire encore plus : prendre soin de toutes les personnes qui en ont besoin, pas seulement de celles appartenant à notre communauté.

"Ces derniers jours, nous avons été confrontés à des attaques constantes, ce qui a suscité beaucoup de stress pour tout le monde. Vers minuit, les alertes aériennes commencent, avec des Shaheds et des missiles qui survolent nos immeubles, perturbant notre sommeil.” Des attaques particulièrement difficiles à gérer en temps de ramadan où la communauté musulmane doit être préparée au mieux pour le jeûne qui lui est imposé durant ce mois. “A l’aube, avant le lever du soleil, nous avons Suhoor, ou Sahur (un repas servant de pré petit-déjeuner et visant à permettre aux musulmans d’être rassasiés au mieux pour la journée de jeûne, NDLR), qui nous demande de nous lever très tôt, donc, à l’heure actuelle, quelques heures seulement après la fin des attaques. Nous ne dormons pratiquement pas. Tout cela a un effet sur notre corps et notre esprit. Même si, assure Aïcha, cela n’est pas comparable à ce que vivent nos frères. De nombreux musulmans ukrainiens se battent actuellement sur le front et n'ont pas du tout la possibilité d'observer le jeûne du Ramadan. Nous gardons aussi à l’esprit que des personnes perdent la vie chaque jour dans notre pays, tant sur les lignes de front que parmi la population civile. Nous prions chaque jour pour eux : soldats et civils".

La tradition de prier pour ces âmes à la mosquée est apparue avant le 24 février 2022. Elle est née d'une initiative lancée à Donetsk en 2014, ville dont Aïcha est originaire. Un marathon de prière proposé par Ihor Kozlovsky, un érudit religieux ukrainien renommé, qui passera plus tard un an en captivité russe. Aïcha a participé à la première édition.

"Lors de ce marathon, chaque jour, au même endroit, musulmans, chrétiens, bouddhistes et autres personnes bienveillantes se rassemblaient pour prier. Depuis lors, nous avons pris l’habitude de prier constamment pour la paix en Ukraine dans nos mosquées."

Aïcha a dû quitter Donetsk, mais elle a emporté avec elle cette tradition et l’a propose partout où elle passe : d'abord à Zaporijia, désormais à Odessa.

"Nous avons tous besoin de soutien, mais les soldats peut-être davantage encore des horreurs constantes de la guerre auxquelles ils ont été exposés. Une fois seuls, ils recherchent un soutien intérieur pour les aider à faire face à leurs traumatismes. Cette tendance à rechercher le réconfort dans la religion n'est pas propre à l'Islam. Un grand nombre de personnes dans mon entourage s’est tourné davantage vers la religion, quelle qu’elle soit. J'ai remarqué à quel point la religion a également influencé notre perception de la guerre. Dans notre communauté, nous n'avions pas de réflexion sur le "pourquoi cette guerre ?"" ou "Qu’avons-nous fait pour mériter cela?" Au lieu de cela, nous avons accepté la réalité telle qu’elle est : nous ne pouvons pas arrêter la guerre, mais nous pouvons encore choisir de nous entraider et de vivre différemment le quotidien de cette guerre que nous subissons".

LISA DZHULAI - Traduit par Audrey Lebel
Journaliste à UkraineWorld - Journaliste indépendante