Quel est votre état d’esprit à quelques jours de l’ouverture des Jeux Olympiques de Paris ?
Maryna Aleksiiva : On est très contentes d’être en France et de s’y entraîner depuis quelques jours. On a de superbes conditions d’entraînement ici, à Sète. Il n’y pas de bombardements, on peut respirer. On se sent au calme, en sécurité, c’est un environnement paisible pour nous préparer physiquement et mentalement. C’est une vraie chance au vu de la situation en Ukraine, et particulièrement après l’attaque massive du 8 juillet dernier.
Vladyslava Aleksiiva : Oui, on était à l’extérieur du pays lors de l’attaque sur l’hôpital de Okhmatdydt. On était horrifiées de lire les informations. Mais notre coach fait bien son job : elle fait tout pour nous garder motivées et pour nous protéger des informations. Elle nous enjoint de ne pas lire les infos et de ne pas passer notre temps à scroller les réseaux sociaux. C’est parfois compliqué et perturbant alors que toute notre famille est en Ukraine. On a l’esprit qui déconnecte pendant un temps évidemment. Mais on a un mental d’acier grâce à notre pratique d’athlètes, ça nous aide énormément. D’ailleurs, tous les médecins en Ukraine conseillent aux gens de faire du sport. Ils expliquent combien c’est primordial d’avoir une pratique sportive, c’est une hygiène mentale en temps de guerre.
Dans le documentaire “Les sirènes de Kyiv”, on voit bien vos conditions d’entraînement dans un pays en guerre : les alertes pendant que vous êtes dans le bassin, le fait de devoir en sortir pour aller vous réfugier, mais aussi le manque de sommeil à cause des bombardements nocturnes qui vous obligent à dormir dans le couloir de l’appartement. Comment restez-vous concentrées lors des entraînements et des compétitions malgré la guerre ?
M.A : On fait notre boulot, ce qu’on sait faire de mieux, en gardant à l’esprit qu’aujourd’hui, on le fait pour notre pays. Bien sûr, on espère obtenir une médaille aux JO de Paris, mais désormais, on veut aussi montrer au monde entier la qualité du sport ukrainien. On garde ça en tête : on représente l’Ukraine, un pays plongé dans une guerre au XXIe siècle, qui se bat durement et notre responsabilité aujourd’hui est de faire parler de cette guerre à travers notre parcours sportif.
V.A : On est bien entourées : on dispose de psychologues, notre coach est un roc et on a aussi tout le soutien de notre famille. Ça aide énormément à rester concentrées et à avoir l’esprit vide quand on s’entraîne tous les jours.
Participer aux JO de Paris est déjà une victoire en soi au regard de vos conditions d’entraînement ces deux dernières années en Ukraine ?
M.A : C’est déjà un but qui a été atteint aujourd’hui, oui. Parvenir à nous qualifier pour les JO (lors des championnats du monde à Doha en février dernier, NDLR) malgré nos conditions, malgré la guerre, c’est un vrai défi que nous sommes parvenues à relever.
V.A : C’est une prouesse en soi qu’on a réalisée, et on en est fières.
Qu’est-ce que cela représenterait pour vous de remporter une médaille olympique à ces JO de Paris ?
M.A: Quand on a obtenu la médaille de bronze aux Jeux Olympiques de Tokyo en 2021, dans l’épreuve du ballet, la situation n’était pas la même. C’était la première médaille olympique en natation artistique dans l’histoire de l’Ukraine et à ce titre, on a rencontré Volodymyr Zelensky. Mais on avait à ce moment-là un statut de nageuses. On représentait certes les couleurs de l’Ukraine à l’international mais pas de la même manière. Gagner une médaille olympique en 2024 aurait une tout autre portée. Cela donnerait encore plus de force et de résilience aux Ukrainiens. On espère déjà pouvoir inspirer les Ukrainiens qui affrontent la guerre, qui nous soutiennent, qui regardent nos compétitions. C’est une grande responsabilité. On a aussi des amis sur la ligne de front…
V.A : Ils sont en première ligne pour défendre notre pays. Et pourtant, ils prennent le temps de regarder parfois nos compétitions et de nous envoyer leur soutien. Nous, on se dit : “wow, même les gars dans l’armée nous soutiennent !”, ça signifie beaucoup et on tâche de faire, pour eux, les choses correctement.
Comment gérez-vous la pression qui repose sur vos épaules depuis le début de la guerre totale ?
M.A : Bien sûr cette pression est parfois difficile à supporter. Quand autant de monde compte sur toi pour y arriver, c’est compliqué. D’autant plus que cette année, les règles en natation artistique ont changé. Elles sont beaucoup plus compliquées et techniques. Tu ne peux pas avoir la certitude comme avant de terminer à la première place.
V.A : Mais encore une fois, notre mental d’athlète nous aide. Cela nous aide à surmonter les épreuves de la guerre. Les premières semaines qui ont suivi l’invasion totale du pays, on était sous le choc. On ne savait pas ce qu’il fallait faire, on pouvait mourir à n’importe quel moment. On se disait : “comment survivre à ça ?”, “doit-on continuer à s’entraîner ? et si oui, où et comment ?” Finalement, on a été accueillies en Italie où on a repris l’entraînement. Et c’est ce qui nous a aidé. En nous remettant à ce que l’on sait faire de mieux, en ayant l’esprit occupé, ça nous a réparées. Cela nous a permis de mieux revenir en Ukraine six mois après pour nous y entraîner. On a bien conscience que c’est notre devoir à accomplir pour l’Ukraine. On ne représente plus seulement nous-mêmes aujourd’hui. On est les porte-voix à l’étranger de ce qui se passe dans notre pays. On doit être en mesure de parler de l’Ukraine de toutes les manières qu’il soit et être capables de parler politique désormais. C’est une grosse pression mais on le fait pour la bonne cause, ça nous donne aussi de la force. Je suis si fière d’être Ukrainienne.
La participation d’athlètes russes et biélorusses, même sous bannière neutre, est-elle problématique pour vous ?
V.A : On ne comprend pas cette décision. On a perdu des amis athlètes sur le front. Les Jeux Olympiques représentent la paix. Cette compétition est censée être un moment de paix où tous les sportifs du monde entier se réunissent. Sauf que la Russie n’a jamais respecté cela. Elle continue de bombarder et de tuer des civils, des enfants. C’est difficile de comprendre la décision du Comité International Olympique (CIO). Mais heureusement, dans notre discipline, en équipe, la Russie n’est pas acceptée.
M.A : Environ 400 athlètes ukrainiens ont été tués depuis le début de la guerre totale. Eux, ils ne pourront jamais participer aux JO. D’autres ne participeront pas non plus à ces JO de Paris parce qu’ils ont rejoint l’armée. De l’autre côté, la majorité des athlètes russes soutiennent publiquement la guerre menée par la Russie en Ukraine. Ils soutiennent le fait de tuer des gens, ils soutiennent l’armée russe qui vise des infrastructures sportives en Ukraine et tue des athlètes ukrainiens. Et eux, ils pourront défiler à Paris. Est-ce juste ? Je ne le crois pas.
Les sirènes d'Ukraine, un documentaire de Louis Villers et Alexandra Guiral, disponible sur Canal+ Doc.