La question de la russification des territoires de l’Est de l’Ukraine remonte non pas au XXe siècle, mais à la fin du XIXe siècle, avec la mise en place d’une politique impériale chauvine russe. Une arrivée massive de Russes qui a été renforcée avec l’industrialisation et l’urbanisation de la région. L’oblast de Donetsk en particulier a connu une augmentation de l’immigration en provenance des provinces russes. Selon le recensement de la population de 1897, la composition ethnique de la province de Katerynoslav - aujourd'hui ville de Dnipro - a été déterminée par des processus de migration, principalement avec l'afflux de main-d'œuvre vers les mines et les entreprises du bassin houiller du Donets (une rivière traversant la Russie et l’Ukraine, NDLR). Ces territoires s'industrialisent rapidement, ce qui les rendent plus attractifs d’un point de vue économique.
Cette croissance rapide de la population russe ouvre la voie à des processus d’assimilation.
Elle se produit de manière progressive, par petits groupes de citoyens russes, ce qui permet une assimilation sans bruit, sans utilisation de la force.
Cela a favorisé deux types de récits. Le premier consistant à dire que les Ukrainiens appartenaient à la Russie, qu’il s’agissait d’un seul et même peuple. Le deuxième expliquant la nécessité pour l’État russe de protéger les intérêts de l’Ukraine.
L’usage de la langue russe est un autre aspect de la russification de la région. La Russie n’a pas seulement limité la langue ukrainienne à l’Est ; elle a fait tout son possible pour élever le russe au rang de langue prestigieuse et a encouragé les populations à l'utiliser davantage que l’ukrainien. Le russe était enseigné dans les universités. C’était considéré comme la langue de la ville, celle qui appartenait aux classes supérieures. Les perspectives de carrière étaient également plus larges pour les russophones.
Cette politique a perduré avec l’arrivée des Soviets au pouvoir.
Dans la première moitié des années 1920, le processus dit d’”ukrainisation” ou d’”indigénisation” (korenizatsia), est élargi à l’ensemble de l’URSS. Comme l’explique l’historien ukraino-américain Serhiy Plokhiy dans son ouvrage “Aux portes de l'Europe. Histoire de l'Ukraine”, cette politique d’”ukrainisation” consiste à favoriser le développement économique et culturel des nations non russes : l'objectif de Moscou est de tenter de créer des élites locales loyales. La politique d'indigénisation promeut ainsi les représentants de la nation titulaire, et de leurs minorités nationales, dans les niveaux administratifs inférieurs du gouvernement local, de la bureaucratie et de la nomenklatura de leurs républiques soviétiques. On peut mesurer l'ampleur du problème en Ukraine à travers la composition du parti communiste d'Ukraine en 1922 : alors que les Ukrainiens représentent alors 80 % de la population (contre moins de 10 % pour les Russes et environ 5,5 % pour les Juifs), le parti communiste ukrainien ne compte parmi ses membres que 24 % d'Ukrainiens et les Russes y sont majoritaires.
Selon les données trouvées dans les archives, en 1924, le Département provincial de l'éducation publique de Donetsk a soumis une demande au Comité principal de l'éducation sociale de Kharkiv, alors capitale de l’Ukraine soviétique, concernant le besoin d’enseignants parlant l'ukrainien. Cette demande a conduit à un recrutement auprès des bourses du travail d'autres provinces, comme Volyn, Kyiv, Poltava et Podillia. Mais elle n’a pas réellement porté ses fruits. Elle a surtout permis d’identifier les citoyens et les intellectuels parlant l’ukrainien.
Dans les villes et villages industriels de la région de Donetsk, la grande majorité des écoles restaient russes. En revanche, dans le district de Sloviansk, en 1934, 71 des 77 écoles de l'ensemble du district étaient ukrainiennes. L'Institut d'éducation publique abritait par ailleurs des représentants de la lutte de la libération ukrainienne, un prêtre de l'Église orthodoxe autocéphale ukrainienne, Belinsky, un représentant de l'élite politique ukrainienne à Tchernihiv.
L'ukrainisation est interrompue fin 1932-début 1933. La politique gouvernementale passe de l'indigénisation à la russification progressive (y compris le passage à l'alphabet cyrillique des langues indigènes), celle-ci devenant plus importante lors de la Seconde Guerre mondiale.
C’est à l’époque soviétique que le fossé s’est creusé. Dans les années d’après-guerre, une intense russification commence. En 1961, le nombre d’écoles en langue russe dans l’oblast de Donetsk dépasse pour la première fois le nombre d’écoles en langue ukrainienne. Pendant la période Nikita Khrouchtchev (1958-1964) - Léonid Brejnev (1964-1982), le nombre d’enfants scolarisés dans les écoles ukrainiennes est considérablement réduit.
La russification de l’Est de l’Ukraine n’est qu’une continuation de l’imposition systématique de la Pax Moscovita (Russkiy mir, ou encore monde russe, un concept et une doctrine politique généralement définis comme la sphère d'influence militaire, politique et culturelle de la Russie, NDLR) à l’Ukraine. La déformation de l’identité culturelle et nationale des Ukrainiens ne date pas seulement de l’ère Poutine. La guerre russo-ukrainienne actuelle constitue la dernière étape de la lutte de libération nationale des Ukrainiens pour préserver leur dignité et leur identité nationale.