« Old Khata Project » : immortaliser l’architecture populaire d’Ukraine

20 avril 2024
Svitlana Oslavska et Anna Iltchenko sillonnent l’Ukraine de long en large à la recherche de jolies maisons rurales et de chapelles paysannes, véritables trésors des campagnes ukrainiennes. À l’origine de ce projet documentaire, le désir de raconter la maison rurale et ses habitants.
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Svitlana Oslavska est journaliste et Anna Iltchenko, photographe. Les deux sœurs sont originaires de Sievierodonetsk, une ville actuellement sous occupation russe. En 2019, elles ont eu l’idée de parcourir les campagnes ukrainiennes pour documenter l’architecture populaire et rassembler des témoignages d’habitants. Les deux sœurs ont écrit et publié un livre, dont le premier tirage a été épuisé dès sa sortie.

Svitlana Oslavska et Anna Iltchenko

Voyages

Les deux sœurs prennent la route en novembre 2020. À l’époque, elles traversent des villages paisibles et cela relève pour elles de l’aventure. Mais au printemps 2022, dans les régions fraîchement libérées, le projet prend une dimension tout autre.


Svitlana : « Nos premiers voyages avaient ce goût de vacances d’été et des festivals de nos années étudiantes. Les villageois nous parlaient de leurs maisons et des traditions dans lesquelles elles avaient été construites. En 2022, dans les villages libérés, ils nous racontaient des choses terribles, comme le pillage de leur maison et leurs proches tués par les Russes. Nous avons vu des villes et des villages détruits… Nous essayions de ne pas laisser nos émotions prendre le dessus, pour pouvoir faire ce que nous avions à faire, c’est-à-dire documenter la nouvelle réalité de la guerre. C’était assez épuisant. Je me souviens du cinquième jour de notre voyage dans la région de Mykolaïv. Assises dans la voiture, nous hésitions à demander un énième entretien. À l’extérieur, c’était une véritable fournaise. Nous nous sommes regardées et avons compris qu’il fallait rentrer à la maison. »

Anna : « Lorsqu’on me demande d’évoquer mes souvenirs de voyage, c’est tout un chapelet de beaux moments partagés qui me revient en mémoire, comme autant de perles multicolores. De bonnes crêpes maison, quelqu’un qui me présente sa vache… En temps de paix, ces voyages sont faits de commensalité et de longues conversations. Une fois, le conducteur d’un camion-toupie nous a prises en stop, parce qu’il n’y avait pas de bus dans le village. Lorsque la guerre à grande échelle a éclaté, nous étions en train de faire du bénévolat. S’est ensuivie une période complètement chaotique. Notre projet a été relégué au second plan. »

Au début du printemps 2022, plusieurs régions ont été libérées de l’occupation russe. Nous avons réalisé que le Old Khata Project pouvait devenir un puissant outil de communication et le moyen de partager les témoignages d’Ukrainiens sur l’occupation russe et la résistance, car nos pages sur les réseaux sociaux comptaient des abonnés du monde entier. Nous nous sommes d’abord rendues dans les régions de Kyiv, de Tchernihiv et de Soumy, puis dans la région de Mykolaïv.

Svitlana : « En 2022, ce n’était plus une question de plaisir, c’était un devoir, qu’on le veuille ou non. En 2023, l’atmosphère, dans notre société en guerre, était pesante, pleine de négativité. Dans l’exercice de nos métiers respectifs, nous étions aussi constamment confrontées à la guerre. Notre échappatoire, c’étaient les Carpates, qui, depuis le 24 février 2022, sont devenues dans l’imaginaire collectif une sorte de terre d’exil où l’on se sent bien, en sécurité, un havre de paix rêvé. C’est l’une des raisons pour lesquelles notre prochain ouvrage portera sur la région des Carpates. »


Même avant la guerre, les deux sœurs sont souvent confrontées à la méfiance des villageois.


Anna : « Quand ils nous voyaient arriver dans leur village, ils pensaient généralement que nous étions des agentes immobilières ou des étudiantes. Une fois, on nous a prises pour des religieuses sectaires ! Il nous est même arrivé que les villageois, nous ayant aperçues dans les rues du village à la tombée de la nuit, appellent la police ou les militaires des forces de défense territoriale… et que le lendemain matin, ces mêmes personnes nous invitent à prendre le café chez elles ! La dernière chose qu’ils imaginent, c’est que tu es passionnée d’architecture populaire et que tu veux faire un documentaire sur leur village. Mais j’ai l’impression que, même en temps de guerre, nous avons réussi à gagner la confiance des habitants. »


Au fur et à mesure qu’elles se rapprochent du front, documenter et photographier devient plus difficile. Pourtant, même dans les villages les plus reculés des Carpates, cette oasis de sécurité, toute relative soit-elle, la présence et les effets de la guerre se font parfois ressentir. Svitlana a été particulièrement marquée par leur voyage dans le village d’Iltsi. « C’était le jour de l’Épiphanie, on filmait des chants traditionnels houtsoules. J’ai remarqué qu’une femme, au milieu de la foule, filmait tout avec son téléphone. Il s’est avéré qu’elle était en discussion vidéo avec un soldat. Il s’agissait probablement de son mari ou d’un membre de sa famille. Elle filmait les festivités pour qu’il ait l’impression d’en faire partie. »


Svitlana et Anna ont partagé sur la page Instagram de leur projet l’histoire d’un couple, les Lipinsky, du village de Rakove, dans la région de Mykolaïv, qui ont eu affaire à des soldats russes en mars 2022.

Lui : Le 2 mars, les Moscovites allaient vers la ville de Voznessensk. Avec ma femme, on était à la maison, on travaillait.

Elle : Un peu plus haut, il y a la route, et nous avons vu qu’ils [les soldats russes — ndlt] rôdaient par là. Ils étaient bloqués, alors on a pensé qu’ils s’arrêteraient dans le village pour y passer la nuit.

Lui : Je suis allé préparer à manger pour les chiens. Et là, je vois une colonne de chars qui avance vers le village. On n’a même pas enlevé nos claquettes, on a pris de l’eau et nos passeports et on est partis.

Elle : On ne savait pas s’il fallait courir ou non. Mais lorsqu’on a entendu les premières salves à l’arme automatique…

Lui : Les chars étaient en train d’entrer dans le village. Ma femme me dit : « On va se cacher chez le voisin. » C’était comme dans les films sur les Allemands, sauf qu’à la place des Allemands, c’étaient des « libérateurs » [l’armée russe prétend « libérer » l’Ukraine — ndlt]. On arrive chez le voisin et on voit son fils sortir, le téléphone à la main comme toujours — il n’en a rien à cirer, que ce soit la guerre…

Elle : Je lui dis que les chars avancent vers nous, pourquoi n’est-il pas à la cave ? Et lui me répond qu’il compte se cacher au besoin dans la véranda.

Lui : Vous comprenez, notre rue est la plus reculée du village. Je pensais que c’était l’endroit idéal pour se cacher de la guerre…

Elle : Le jeune n’arrêtait pas de fumer dans la véranda. Quand j’ai vu deux soldats s’approcher, arme à la main, j’ai dit : « On descend à la cave ! » C’était à la seconde près. Au moment où l’on a refermé la trappe au-dessus de nous, ils sont entrés dans la maison. On les entendait marcher au-dessus de nos têtes.

Lui : Il y en a un qui dit doucement : « Ça sent la fumée. Quelqu’un était là à l’instant. »

Elle : On entend : « Sortez de votre cachette. » Nous, on se tait, on est comme des souris. « Je le répète, sortez de là », qu’il dit. « Je vous préviens une dernière fois, on va tirer ! » Il est juste au-dessus de nous. Et là, je commence à recevoir des notifications de SMS et je ne sais plus comment éteindre mon téléphone !

Lui : C’était comme dans un film !

Elle : Mais ils n’ont pas compris où l’on se cachait. Ils sont restés une petite heure, puis mon mari me dit : « Allez, on sort de là, ils sont partis. » On soulève la trappe et on entend quelque chose qui vibre. Mon mari me dit : « C’est peut-être le frigo ? » Moi, je réponds : « Y a pas de courant, ça ne peut pas être le frigo ! »

Lui : C’était leur moteur qui tournait.

Elle : Et nous, on sort dehors, comme des idiots. Tout est calme, on ne voit personne. On ne comprend pas d’où vient ce bruit. On part en direction de chez ma mère, elle est alitée. Et là, à notre droite, on entend un crissement. C’est étrange, je me dis, cette maison est pourtant inhabitée.

Lui : On se retourne et on voit un canon automoteur.

Elle : Un canon gros comme ça qui me regarde droit dans les yeux. On était pétrifiés. Et nous, comme des idiots, on avait allumé les lampes torches de nos téléphones. On est repartis dans l’autre sens. On courait tellement vite qu’on touchait à peine le sol.

Lui : La cave en question est assez difficile d’accès, mais là, on a sauté dedans, hop, hop !

Elle : On a passé la nuit là-bas. Le matin, deux soldats font irruption dans la maison. On avait pris des couvertures, parce qu’il n’y avait pas de chauffage à la cave. L’un des soldats nous arrache la couverture avec la pointe de son arme et nous dit : « Vous avez de la bande de gaze ? » Je lui dis que j’en ai et le supplie de nous emmener chez ma mère, car je savais qu’ils étaient partout aux alentours. Il y avait deux ou trois véhicules stationnés dans tous les potagers. Ils m’emmènent chez ma mère. Je pousse le portail. Il y a une quarantaine d’hommes dans la cour de la maison. Ils boivent le café. Les poules sont déplumées, leurs plumes volent partout. Ils ont enfoncé la porte d’entrée, dorment à deux dans les lits, sans même enlever leurs grosses bottes. Je me suis ruée vers l’endroit où l’on gardait les papiers et l’argent. On mettait des sous de côté pour l’enterrement de maman…

Lui : Et pour acheter une nouvelle voiture.

Elle : Il n’y avait plus rien. Ils avaient tout pris, mon ordinateur portable avait disparu. Je leur dis : « Les gars, s’il vous plait. » Non, je leur dis [en russe] : « Les gars, s’il vous plait. » Ils avaient pris l’ordinateur portable de mon mari, mais je n’ai pas insisté pour celui-ci… Ils m’ont rendu le mien. Il y avait deux sacs de chaussettes, qu’ils avaient vidés. Je leur dis que je n’ai plus ni antiseptique ni bande de gaze, qu’on m’a tout pris. Ils me disent : « Mais pourquoi est-ce que vous nous détestez tant ? » Je lui dis : « Je n’ai rien contre toi. » J’avais envie de lui dire : « Qu’est-ce que tu es venu faire chez nous ? », mais quand il y a quarante hommes tout autour, on la ferme.

Lui : Ils ont commencé à arracher la clôture du voisin et à creuser des tranchées.

Elle : On a pris ma mère et on l’a installée dans la voiture. J’ai ramassé un chiffon blanc laissé sur le rebord de la fenêtre. On n’est même pas arrivés au bout de la rue qu’ils ont surgi devant nous et ont commencé à tirer. Mon mari est sorti, ils lui ont tordu le bras et ont réclamé de voir nos passeports. Or nous, on est domiciliés à Lviv [ville dans l’ouest de l’Ukraine, stigmatisée par la propagande de Moscou, qui la qualifie de repaire de « nationalistes et de bandéristes » — ndlt]. Je me dis : « Ça y est, c’est la fin. »

Lui : Ils avaient enfin trouvé Stepan Bandera [figure du nationalisme ukrainien du XXe siècle — ndlt] !

Elle : Et l’un d’entre eux me dit : « Lviv ? Pourquoi est-ce que vous parlez en russe ? » Je leur dis : « Regardez, les gars, je sais parler ukrainien. » Et lui me répond : « Pas de problème, ma mère vient de Poltava. »


La khata ukrainienne

Le mot khata, en ukrainien, désigne la maison paysanne. Bien qu’il existe des particularités régionales, chaque maison est unique et témoigne du mode de vie de ses habitants.


Anna : « Les techniques et les matériaux utilisés pour la construction diffèrent selon la région. Ainsi, en Polésie [région historique couvrant tout le nord de l’Ukraine — ndlr], on trouve beaucoup de maisons en bois, la région étant très boisée. En Ukraine centrale, on trouve plutôt des maisons en argile. Et avec le temps, les Ukrainiens ont commencé à construire de plus en plus de maisons en briques. »


Svitlana : « Nous nous intéressons aussi au choix de couleurs et d’éléments décoratifs, qui témoignent certes des traditions locales, mais aussi de ce que les habitants ont vu dans des livres et ailleurs en Ukraine. Nous ne recherchons pas à tout prix une architecture “authentique”. »

Nous photographions les maisons telles qu’elles existent aujourd’hui, avec leurs fenêtres en plastique, leurs paraboles et leur peinture qui s’écaille. Notre approche est documentaire. Nous archivons la réalité et l’interprétons un peu à notre manière aussi.

L’Old Khata Book et le devenir du projet

L’année dernière, Anna et Svitlana ont fait publier un livre de photographies accompagnées de récits d’habitants. Dans ces courts témoignages, il est question de choses universelles : la vie, la mort, la maison et la beauté. Le premier tirage a été épuisé dès la prévente, alors les deux sœurs ont fondé une petite maison d’édition, afin de pouvoir republier leur livre.

Svitlana : « Le chapitre sur la guerre n’occupe ni la place finale ni la place centrale, parce que les Ukrainiens ont la force intérieure nécessaire pour surmonter ce traumatisme et avancer. »


Anna nous explique qu’elle et sa sœur prévoient la publication d’un livre sur les Carpates, « son fragile écosystème naturel et humain » et « la vie d’hier et d’aujourd’hui dans les montagnes ». Un troisième livre, en préparation, sera dédié aux chapelles de villages et autres lieux sacrés du quotidien.

Ces chapelles sont le lieu du culte et de la communication avec Dieu. Tout comme les maisons, elles sont intéressantes et uniques à leur manière. La publication de ce livre est une réponse à l’absence de documentation complète à ce sujet. Les chapelles paysannes se fondent dans le paysage naturel et dans l’imaginaire rural. Parfois, on les retrouve même dans les montagnes, au milieu de prés où plus personne ne vit désormais. Elles sont une présence humaine dans ces lieux et témoignent de la manière dont l’homme conçoit la beauté et la communication avec le divin.

Aujourd’hui, Svitlana et Anna continuent de parcourir l’Ukraine et de documenter l’histoire de ses habitants. Svitlana vient de passer son permis, alors c’est désormais à bord de leur petite voiture grise que les deux sœurs sillonneront les routes d’Ukraine.

Vous pouvez suivre leur projet sur Instagram et Facebook, et commander leur livre photo sur leur site à l'adresse suivante.

Nika Krytchovska // Traduit par Louise Henry
Journaliste à UkraineWorld // Rédactrice et traductrice à UkraineWorld Français