Anne et Laurent Champs-Massart : deux poètes français face à la guerre russe en Ukraine

22 octobre 2024
Anne et Laurent Champs-Massart sont écrivains voyageurs. Installés à Kyiv depuis décembre 2023, ils se servent de la poésie pour documenter le conflit. Comment vivent-ils la guerre en Ukraine ? Comment les mots naissent-ils dans ce contexte ? Échange avec UkraineWorld.
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De leurs premières impressions de l’Ukraine

Le couple d’écrivains nourrissait l’envie de découvrir l’Ukraine depuis plusieurs années déjà. Ils se souviennent de l’invasion russe du 24 février 2022 comme d’un moment déclencheur. Ils décident de quitter leur appartement dinannais et de se libérer de leurs engagements professionnels en France. C’est en décembre 2023 qu’ils posent pour la première fois le pied sur le sol ukrainien. Ce désir de connaître l’Ukraine leur vient de loin. Du moins, en ce qui concerne Anne. Sa grand-mère s’appelait Valentyna Pantchenko. Elle était ukrainienne et venait de Crimée. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, elle fut faite prisonnière par les troupes nazies et déportée en Allemagne, où elle rencontra le grand-père d’Anne, un Parisien. Anne a toujours de la famille en Crimée et rêve de voir un jour la péninsule libérée de l’occupant russe, pour pouvoir rencontrer ses parents ukrainiens et étudier la généalogie de sa famille. En attendant, elle garde précieusement la vychyvanka, ce traditionnel chemisier brodé ukrainien, que lui a léguée son aïeule. « La vychyvanka, c’est comme un passeport ou un drapeau. Chaque couleur, chaque symbole diffère selon la région. Le tissu et les motifs nous en disent long sur l’histoire du vêtement », nous explique Anne, en nous montrant son trésor familial.

En traversant la frontière entre la Pologne et l’Ukraine, Anne et Laurent ont perçu comme un changement dans l’air. Laurent se souvient qu’il neigeait. « Nous avons pris le bus de Paris à Varsovie. Côté polonais, tout semblait “normal”, les voyageurs discutaient, riaient. Mais une fois la frontière derrière nous, l’ambiance s’est tendue. C’est là que nous avons compris que nous venions d’arriver dans un pays déchiré par la guerre. À Kyiv, il y avait beaucoup de soldats dans les rues. Nous avons senti qu’il se passait quelque chose de très fort ici. Peu de temps après, nous avons vécu pour la première fois les frappes russes. Au début, le corps est envahi par la peur. Et, petit à petit, on commence à comprendre, plus profondément, ce que les Ukrainiens vivent depuis deux ans. »

Au son des explosions, la première pensée d’Anne a été pour les enfants ukrainiens. « Je n’arrivais pas à concevoir que des enfants puissent vivre sous cette menace constante. J’ai compris que nous allions beaucoup apprendre. La réalité de la guerre nous a semblé horrible, mais nous étions heureux d’être là pour pouvoir ensuite en parler. »

Avec le temps, le couple de Français, tout comme la majorité des Ukrainiens, s’est habitué à vivre au son des sirènes et des explosions. Mais cela laisse des traces. Désormais, ils réagissent au moindre bruit. Avec celui du tram ou de l’orage, c’est la réalité de la guerre qui se rappelle à leurs corps. La guerre s’ancre profondément dans l’esprit. Aujourd’hui, Anne rêve fréquemment d’explosions.


De leurs missions bénévoles

Anne et Laurent sillonnent souvent les routes de l’Ukraine, car ils collaborent avec différentes ONG locales. Ils participent notamment au projet « Bibliothèques indestructibles » du PEN Ukraine. Le couple a déjà réalisé huit voyages bénévoles dans des villes éprouvées par la barbarie russe : Boutcha, Kharkiv, Odessa et Kherson, entre autres. Mais c’est ce qu’ils ont vu à Yahidne qui les a le plus marqués. Dans ce village de la région de Tchernihiv, les occupants russes ont séquestré 300 civils ukrainiens dans des conditions inhumaines au sous-sol d’une école, pendant un mois entier, en mars 2022. Le couple d’écrivains a relaté ses impressions dans un article pour Desk Russie.


De l’espoir

Anne croit que l’espoir existe partout, toujours, même au milieu des ruines. « À Apostolove, dans la région de Dnipro, nous avons vu les ruines de trois écoles frappées le même jour. Nous y avons découvert cette peinture traditionnelle de Petrykivka. Le cadre en verre est resté intact, n’est-ce pas incroyable ? » Le tableau orne désormais l’appartement que loue le couple de poètes à Kyiv. À côté de lui, une poupée traditionnelle motanka sauvée des ruines d’une bibliothèque détruite de la commune de Makariv, dans la région de Kyiv.

« Je trouve cette poupée très symbolique, explique Anne. Elle tient dans les mains ce qu’il reste d’un livre pour enfants, trouvé dans une bibliothèque dévastée par les flammes. Il y aura toujours quelque chose de beau au milieu de toute cette cruauté. »


De la poésie et de la guerre

Pour Laurent, l’incomplétude de son expérience de la guerre est un frein à l’écriture. « Certes, nous sommes en Ukraine, mais nous ne sommes pas soldats. Nous ne sommes pas confrontés à la guerre. La vie ici n’a rien à voir avec celle du front. Nous vivons l’expérience directe d’un pays en guerre, mais ce n’est pas en soi l’expérience directe de la guerre », philosophe-t-il.

Anne est d’un avis différent. Pour elle, la guerre est omniprésente. « Les Ukrainiens vivent sans cesse avec. La poésie est la forme d’écriture qui nous paraît la plus pertinente, en plus de la consignation de notes. Il est extrêmement difficile de donner à comprendre la guerre de manière construite, argumentée, ou bien à travers la fiction. Aujourd’hui, pour nous, la poésie est le moyen d’expression le plus naturel. Même si cela peut changer avec le temps. »


De la victoire ukrainienne et de la vérité

« Nous ne doutons nullement que vous vaincrez et que vous saurez dépasser toutes ces expériences cruelles et traumatisantes », assure Laurent. « Lorsque viendra le jour de la victoire, ce n’est pas le gouvernement qui aura vaincu la Russie, c’est le peuple ukrainien », ajoute Anne.

Mais la victoire dépend aussi étroitement de la couverture médiatique et du soutien international accordés à l’Ukraine. Laurent avoue sentir, parfois, l’espoir « s’amenuiser », lorsqu’il apprend, par exemple, « que tel ou tel républicain aux États-Unis annonce l’arrêt du financement de la guerre en Ukraine ». Alors les deux Français parlent de l’Ukraine à leurs collègues journalistes. Laurent se sent utile quand il peut partager des informations en direct d’Ukraine. « Ce qu’on raconte à nos amis, ce n’est souvent pas ce qu’ils voient dans les médias », précise-t-il. D’après lui, les médias français mettent bien plus en lumière l’aspect militaire de la guerre, laissant de côté les horreurs des crimes de guerre russes, parfois jugées trop « crues ».

L’autre mission dont se sentent investis Anne et Laurent, c’est faire connaître la culture ukrainienne, encore largement méconnue en Occident. « On a déjà entendu parler de Taras Chevtchenko et peut-être d’Ivan Franko, mais il y a tant d’auteurs ukrainiens qui restent encore dans l’ombre », se désole Laurent. « Parler de la culture ukrainienne, poursuit Anne, c’est aussi parler de l’histoire ukrainienne, car chaque génération d’écrivains, d’artistes et d’intellectuels a enduré la persécution par les autorités russes. Et cela continue aujourd’hui. C’est pourquoi il est si important d’étudier cette culture et d’en parler. Il faut nous battre pour que l’histoire ne se répète pas. Il nous faut tordre le cou à ce mécanisme. »


En arrivant à Kyiv, en décembre 2023, Anne et Laurent ne connaissaient personne. Aujourd’hui, ils ont des amis aux quatre coins de l’Ukraine. Ce n’est guère étonnant : on ne peut trouver personnes plus sincères et chaleureuses. Parfois, avouent-ils, l’injustice que vit le peuple ukrainien et la cruauté de l’armée russe sont accablantes. L’épuisement physique et moral guette. Alors, pour le tromper, les deux Français continuent de dire l’Ukraine dans leurs poèmes, qui donneront un jour, peut-être, naissance à un recueil.



Nika Krytchovska || Traduction : Louise Henry
Journaliste à UkraineWorld || Rédactrice et traductrice à UkraineWorld Français