Rester ukrainien sous l’occupation russe. Donetsk, 2014-2021.

10 mai 2024
Dans la tête d’une adolescente pro-ukrainienne à Donetsk.
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En 2014, Donetsk, ma ville natale de l’est de l’Ukraine, est tombée sous occupation russe. J’avais dix ans. Ma mère nous a emmenées, ma sœur et moi, chez ma grand-mère à Volnovakha, une petite ville à une cinquantaine de kilomètres de Donetsk. Jusqu’en 2022, Volnovakha est restée sous contrôle ukrainien, puis, en mars 2022, les Russes l’ont prise et l’ont détruite.

À l’époque, en 2014, nous n’avions aucune idée de ce que ça voulait dire, vivre sous occupation. Ma mère nous a laissées avec notre grand-mère et est rentrée à Donetsk. J’étais triste d’être loin de chez moi. J’appelais maman tous les jours et la suppliais de venir nous chercher. Elle a fini par céder. Le jour où nous sommes rentrées, il y a eu des bombardements et pour la première fois de ma vie, j’ai passé la nuit entière au sous-sol.

« Tu es ukrainienne. » Je l’ai toujours su. On me l’a appris à l’école. Ma mère et ma grand-mère me l’ont toujours répété. Je n’avais aucun doute là-dessus. J’ai été frappée par la nouvelle réalité de Donetsk occupée.

Dans mon école, tous les portraits de poètes et d’écrivains ukrainiens avaient été retirés des murs. Les enseignants, qui chantaient autrefois l’hymne ukrainien la main sur le cœur, nous disaient que notre nouvelle patrie, désormais, c’était la Russie. La langue ukrainienne avait pratiquement disparu. Officiellement, nous avions un cours d’ukrainien par semaine, mais cela n’avait rien d’un cours.

Moi, petite, dans le parc Chtcherbakov, à Donetsk

Peu de temps après, nous avons quitté Donetsk pour un petit village des environs. Là-bas, la vie est devenue encore plus difficile pour moi. Il était dangereux de sortir, car des soldats séparatistes armés rôdaient constamment dans les parages. C’étaient des habitants du coin : alcooliques, toxicomanes, issus de familles dysfonctionnelles… ou tout simplement des personnes qui ne trouvaient pas d’autre emploi.

La différence entre les militaires ukrainiens et les soldats de la soi-disant République populaire de Donetsk (RPD) est frappante. Si les premiers inspirent la confiance et la reconnaissance, les seconds inspirent la crainte chez tout le monde, même chez les partisans les plus ardents de la soi-disant RPD. Dans les rangs des séparatistes, il n’y avait pas de gens « normaux », équilibrés — ça, tout le monde le savait.

Quand j’avais onze ans, j’étais harcelée à l’école parce que nous étions pro-ukrainiens. Ma famille marchait sur des œufs. Mes parents m’avaient prévenue : « Pas un mot à quiconque, sinon toute la famille sera fusillée. » Nous gardions le secret, mais les autres, à l’école, le devinaient aisément. Bilingue en ukrainien, j’étais la seule élève qui faisait toujours ses devoirs d’ukrainien (les cours d’abord irréguliers ont par la suite été complètement supprimés). Mes enseignants ne réagissaient pas à mes plaintes pour harcèlement. J’avais l’impression que, pour eux, c’était entièrement justifié.

Fait intéressant, la majorité des enseignants pro-russes étaient d’anciens enseignants de langue ukrainienne… Cela a provoqué chez moi une dissonance cognitive. Pour mon esprit d’enfant, c’était incompréhensible : comment une personne qui avait lu Lessia Oukraïnka et Taras Chevtchenko pouvait-elle dire tant de mal de l’Ukraine ?

Avec le temps, la situation empirait. Ils avaient cessé de nous bombarder constamment et il y avait moins de soldats armés dans les rues, mais l’entreprise russe de lavage de cerveau commençait à porter ses fruits pour le régime.

Chaque fête nationale ou événement public était prétexte à une performance théâtrale absurde, où les enfants étaient forcés de réciter des poèmes russes et de remercier les soldats de les avoir « libérés de la junte de Kyiv ». La participation était obligatoire, alors je disais que j’étais malade, pour pouvoir rester à la maison.

Heureusement, je n’étais pas la seule à penser ainsi. J’ai rencontré plusieurs autres pro-ukrainiens. C’était un tel soulagement de savoir que d’autres partageaient les mêmes convictions que moi. Nous essayions de rester discrets, car il était trop risqué d’échanger à ce sujet. Mon père était fréquemment pris pour cible à cause des rumeurs qui circulaient au sujet de ma famille. Une fois, on l’a emmené « au trou ». C’est ainsi que l’on désignait les chambres de torture, où les soldats de la soi-disant RPD torturaient — et très souvent tuaient — les opposants.

Adolescente, je n’étais pas du genre à rester tranquillement chez moi. Je me suis essayée à toutes sortes d’activités. À l’âge de quinze ans, j’ai rejoint une fondation caritative. J’organisais des visites à l’un des orphelinats de Donetsk, où j’ai vu et entendu des choses profondément tragiques.

À l’orphelinat avec les enfants

J’ai rapidement compris que la maîtresse qui s’occupait d’eux après l’école était pro-ukrainienne. L’un des garçons, Mykola, avait dessiné un char avec un drapeau ukrainien. Je lui ai demandé pourquoi il avait dessiné ça. Il m’a répondu : « Parce que la maîtresse m’a dit que j’étais ukrainien et parce que j’aime l’Ukraine. »

J’ai été obligée de dire à ce petit orphelin de dix ans qu’il ne pouvait plus dessiner le drapeau ukrainien. S’il continuait à le faire, sa maîtresse et moi-même risquions de nous faire tuer.

Mykola et tous les autres enfants dont je me suis occupée ont été déportés en Russie. Je n’ai jamais pu leur dire au revoir. Je ne sais pas comment ils vont et ce qu’ils sont devenus. Ces enfants n’avaient connu que l’occupation et pourtant ils aimaient l’Ukraine. Désormais, ils sont entre les griffes de l’agresseur et je ne pense pas qu’on pourra les ramener chez eux.

J’ai déménagé à Kyiv en 2021. En 2022, la guerre à grande échelle a éclaté. Depuis 2014, je n’ai connu qu’une seule année sans le quotidien de la guerre. Sans couvre-feux, sans checkpoints, sans la peur permanente. Mais bien que nos vies soient constamment en danger et que notre pays traverse une période difficile, j’ai la chance désormais d’être libre de parler ukrainien et de dire fièrement que je suis ukrainienne.

Yelyzaveta Spiekhova
Traduit par Louise Henry, rédactrice et traductrice à UkraineWorld Français