Villes d’Ukraine (1/2). Kyiv, Lviv, Tchernivtsi.

19 août 2024
Dans ce premier volet du diptyque « Villes d’Ukraine », nous vous invitons à découvrir l’histoire de Kyiv, de Lviv et de Tchernivtsi. Entre multiculturalisme et résistance clandestine à l’occupant, qu’il soit allemand ou soviétique, elles ont façonné l’Ukraine et la vie politique ukrainienne contemporaine.
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Kyiv

Entre 882 et 1240, Kyiv est la capitale de la Rous’ kyivienne, un État médiéval qui s’étend sur la portion centrale du fleuve Dnipro. Située à la croisée des routes commerciales, Kyiv est un lieu où transitent vers l’Europe des marchandises venues d’Inde et de Chine. La ville sert aussi de carrefour commercial entre la Scandinavie et Byzance. Dynamique sur le plan économique, elle est un terreau fertile à l’épanouissement de l’écriture, de la bibliothéconomie et du droit coutumier, entre autres.

Cette entité féodale, dont l’historien ukrainien Mykhaïlo Hrouchevsky (1866 – 1934) dira qu’elle fut « la première forme de l’État ukrainien », unit les tribus slaves orientales et fédère les princes kyiviens autour des concepts de cause commune et de responsabilité politique, en leur conférant des droits égaux en matière d’héritage. Mais cet égalitarisme aristocratique primitif accroît la compétition entre princes et finira par fragiliser l’État féodal.

Dans l’Europe médiévale, la Rous’ de Kyiv joue un rôle politique et diplomatique non négligeable. Aux XIe et XIIe siècles, plusieurs mariages unissent les dynasties princières kyiviennes aux maisons royales européennes. C’est ainsi que la princesse Anne de Kyiv, en épousant Henri Ier, devient reine des Francs en 1051. Ces unions officielles témoignent de l’importance de la Rous’ de Kyiv et des liens familiaux, politiques, diplomatiques et militaires qu’elle entretient avec le reste de l’Europe.


Lviv

C’est la première ville d’Ukraine à recevoir, en 1356, le droit de Magdebourg, alors en pleine expansion à l’est de l’Allemagne, ce qui fait de cette ville de l’Ouest un haut lieu de commerce. Elle est également le berceau des confréries orthodoxes (associations religieuses), avec la fondation en 1586 de la Confrérie de Lviv qui fait de la ville un centre de culture et d’enseignement.

Lviv jouera un rôle clé dans l’histoire du mouvement nationaliste ukrainien. Vers la fin du XIXe siècle, alors que l’empire russe mène une politique de répression de la langue et de la culture ukrainiennes, le mouvement national ukrainien, enraciné dans la région historique de l’Ukraine du Dnipro, prend ses quartiers en Galicie, alors une province de l’empire d’Autriche, plus libéral que l’empire de Russie. La Galicie sera surnommée « le Piémont ukrainien » (en référence à la région du Piémont-Sardaigne qui a joué un rôle moteur dans la construction de l’unité italienne au XIXe siècle) et devient une terre de refuge pour des intellectuels ukrainiens vivant sous l’empire russe, après que la Circulaire de Valouïev (1863) et l’Oukaze d’Ems (1876) interdisent l’utilisation de la langue ukrainienne dans les milieux de l’édition et du théâtre, ainsi que dans le milieu ecclésiastique. L’un d’entre eux, l’historien Mykhaïlo Hrouchevsky, l’une des figures les plus emblématiques de la renaissance nationale ukrainienne du début du XXe siècle, s’installera à Lviv, où il est autorisé à enseigner l’histoire de l’Ukraine depuis le Moyen-Âge.

Dans les années 1920 et 1930, alors que le pouvoir soviétique réprime le désir d’indépendance des peuples vivant sous sa coupe, Lviv occupe une place centrale dans la vie politique ukrainienne. La ville de l’Ouest souffre du système totalitaire de l’URSS dans une moindre mesure, puisqu’elle ne tombe sous domination soviétique qu’en 1939, puis à nouveau en 1944. Alors c’est à Lviv que l’Église grecque catholique, interdite, bascule dans la clandestinité et que la lutte pour la libération nationale se poursuit, au mépris des répressions politiques et religieuses, de la propagande athée et de la russification à marche forcée. Malheureusement, la Galicie n’aura pas le potentiel politique nécessaire pour libérer et unifier l’Ukraine. L’occupation en 1919 de la République populaire d’Ukraine occidentale par la Pologne et l’annexion en 1939 de la Galicie par Staline freinent le mouvement de libération nationale. Il se poursuivra clandestinement dans les années 1940 et 1950 et dans la dissidence des années 1960 et 1970, dont Lviv est l’un des centres majeurs.


Tchernivtsi

Tchernivtsi est une ville multiculturelle où cohabitent Ukrainiens, Roumains, Juifs, Polonais, Arméniens, Hongrois, Slovaques et Allemands. Après la guerre russo-turque de 1768-1774, la Bucovine devient une province de l’empire des Habsbourgs d’Autriche. La ville de Tchernivtsi est l’avant-poste oriental de la culture germanophone. On y trouve notamment une université et un théâtre germanophones.

Paul Celan, auteur de l’une des œuvres poétiques majeures de l’après-guerre en Europe, naît en 1920 à Tchernivtsi, alors en Roumanie. En 1941, la ville est occupée par les troupes allemandes et roumaines. La famille du poète germanophone est contrainte de vivre dans un ghetto juif, puis, de 1942 à 1944, Paul Celan sera détenu dans un camp de travail roumain, où les prisonniers sont exploités pour la construction d’une autoroute. Il vivra exilé à Paris après la mort de ses parents dans un camp de concentration en 1942, mais sa poésie est enracinée dans sa ville natale de Tchernivtsi, dont il fait la fierté aujourd’hui.

Tchernivtsi peut se vanter d’avoir été arpentée par deux autres grandes figures de la littérature européenne : la romancière et féministe ukrainienne Olha Kobylianska (1863 – 1942), contemporaine de Lessia Oukraïnka, y a vécu de 1891 jusqu’à sa mort et la poétesse germanophone Rosa Ausländer y est née en 1901 et y a passé la première moitié de sa vie. Morte en 1988 à Düsseldorf, elle nous lègue ce portrait de Tchernivtsi à la veille de la Deuxième Guerre mondiale.

Czernowitz avant la Seconde Guerre mondiale

Paisible cité de collines

cernée de forêts de hêtres

Des saules le long du Pruth

des radeaux et des nageurs

Lilas de mai à profusion

Autour des réverbères

des hannetons

et leur danse de mort

Quatre langues

se comprennent

parfument l’air

Jusqu’aux bombes

elle respirait heureuse

ma ville.

Poème traduit par Edmond Verroul.


La suite dans le deuxième volet de notre diptyque « Villes d’Ukraine ».

Daria Synhaïevska
Traduit par Louise Henry, rédactrice et traductrice à UkraineWorld Français