Villes méconnues d’Ukraine (2/5). Batouryne, la dernière capitale cosaque

14 février 2025
À l’image de Ravenne, en Italie, ou de Senlis, en France, elles furent autrefois d’importants centres politiques et culturels. Largement méconnues en dehors des frontières de l’Ukraine, elles n’en ont pas moins joué un rôle majeur dans l’histoire ukrainienne et européenne. Coup de loupe sur ces villes tombées dans l’oubli.
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Le premier épisode de cette série, Tchyhyryne, capitale cosaque, est à lire ici.


Avec ses 2 400 habitants (selon un recensement de 2022), Batouryne est aujourd’hui une toute petite ville de la région de Tchernihiv, dans le nord-est de l’Ukraine. Elle n’en est pas moins un haut lieu de l’histoire ukrainienne et a connu son heure de gloire au tournant des XVIIᵉ et XVIIIᵉ siècles. L’empire russe se fait alors de plus en plus présent dans les affaires intérieures de l’Hetmanat cosaque, qui traverse une période de troubles depuis la mort du premier hetman Bohdan Khmelnytsky.


Batouryne est mentionnée pour la première fois en 1625. Les Polonais y construisent alors une forteresse, qui s’entoure peu à peu de faubourgs non fortifiés. La ville se développe rapidement et devient un important centre commercial, artisanal, culturel et spirituel. Sa population croît : dans les premières années du XVIIIᵉ siècle, Batouryne comptera 10 000 habitants.

Au début de l’été 1648 [année marquant le début du soulèvement cosaquo-paysan contre les Polonais, qui aboutit en 1649 à la naissance du premier État ukrainien], l’armée cosaque zaporogue prend le contrôle de Batouryne. Mais après la signature, en 1667, de la trêve d’Androussovo entre Moscou et la république des Deux Nations, toute la rive gauche du Dnipro, c’est-à-dire l’Ukraine orientale, passe sous contrôle russe, tandis que l’Ukraine de la rive droite retombe dans le giron polonais. C’est ainsi que, de 1669 à 1708, Batouryne sert de résidence officielle aux hetmans de l’Ukraine de la rive gauche (Demian Ihnatovytch, Ivan Samoïlovytch et Ivan Mazepa). Ce dernier va tenter d’échapper au contrôle de Moscou.

Ivan Mazepa voit en la grande guerre du Nord (1700 – 1721) une chance de se débarrasser du joug moscovite. Il s’allie avec le roi de Suède Charles XII contre Pierre Iᵉʳ de Russie. Le tsar, en l’apprenant, ordonne à Alexandre Menchikov, l’un des commandants des troupes russes, de s’emparer de Batouryne et de massacrer toute la population de la ville. C’est la tragédie de Batouryne (1708). Environ 14 000 personnes (hommes, femmes et enfants) sont tuées. La ville est pillée et livrée aux flammes. La nouvelle du massacre est alors largement relayée dans la presse européenne : « Tous les habitants de Batouryne, peu importe leur âge et leur sexe, sont massacrés, conformément aux coutumes inhumaines des Moscovites », écrit La Gazette de France.

Sur ordre de Pierre Iᵉʳ, la résidence de l’hetman est déplacée à Hloukhiv. Mais Batouryne n’a pas dit son dernier mot : elle renouera avec le titre de capitale cosaque, quarante ans plus tard.

En 1750, l’impératrice Élisabeth Iʳᵉ de Russie ordonne à Kyrylo Rozoumovsky, qui vient d’être élu hetman, de reconstruire Batouryne pour y installer la résidence officielle de l’Hetmanat. La ville se développe à nouveau, et notamment sur le plan industriel, avec l’ouverture de plusieurs briqueteries et d’une usine textile. Les foires et marchés se tiennent régulièrement et rendent à Batouryne son statut de centre commercial. C’est à cette époque aussi qu’est construit le palais Rozoumovsky. Mais l’Hetmanat cosaque, bien qu’affaibli par des décennies d’ingérence russe, représente toujours une menace pour le pouvoir impérial, de plus en plus centralisateur, et, en 1764, l’impératrice Catherine II destitue l’hetman Kyrylo Rozoumovsky, avant d’abolir le titre d’hetman, huit mois plus tard. C’est la chute de l’Hetmanat. Batouryne cesse de se développer.

En 1775, Catherine II dissout puis détruit la Sitch zaporogue, dernier bastion de l’autonomie cosaque en Ukraine. En effet, depuis la signature du traité de Koutchouk-Kaïnardji avec l’empire ottoman en 1774, elle n’a plus besoin des cosaques zaporogues pour défendre les marches méridionales de l’empire.

En Ukraine, le règne de Catherine II marque un net recul dans toutes les sphères de la vie publique. L’impératrice russe abolit les institutions politiques de feu l’Hetmanat, rompt les liens économiques tissés avec l’Europe, dissout les pouvoirs locaux fondés sur la base du droit de Magdebourg et, en 1774, porte le coup de grâce au système de finances publiques mis en place sous Bohdan Khmelnytsky. La démocratisation de l’accès à l’éducation voulue par le dernier hetman Kyrylo Rozoumosvky ne verra pas le jour. Pis encore, le 14 mai 1783, Catherine II réintroduit le servage en Ukraine de la rive gauche, où il avait été aboli sous l’Hetmanat. La grande majorité des Ukrainiens est réduite à l’esclavage.

L’Ukraine restera sous domination russe jusqu’en 1917, date à laquelle est proclamée la République populaire ukrainienne. Mais l’indépendance nouvellement acquise ne dure guère longtemps : en 1921, l’Ukraine tombe aux mains des bolcheviques. Il lui faudra attendre 1991 et l’effondrement de l’Union soviétique pour pouvoir enfin proclamer son indépendance.


Dans le troisième épisode de cette série, nous vous parlons de Bratslav, la ville de Rabbi Nahman.


Daria Synhaïevska || Louise Henry
Analyste et journaliste à UkraineWorld || Rédactrice et traductrice à UkraineWorld Français