Découvrez les trois premiers épisodes de cette série :
« Pensez que je voguerai dans quinze jours sur la Méditerranée, écrivait Honoré de Balzac à sa bien-aimée la comtesse Ewelina Hanska, en 1838. Ah ! de là à Odessa, il y a tout mer, comme on dit à Paris : c’est tout pavé, et d’Odessa à Berditchef, il n’y a qu’un pas. »
Pour l’écrivain amoureux, la distance séparant Odessa de Berdytchiv (qu’il orthographie ici à la russe) semble insignifiante, à l’aune de celle le séparant de la femme aimée. C’est tout de même à quelque 500 kilomètres au nord des rivages de la mer Noire, dans la région de Jytomyr (centre-ouest de l’Ukraine), que se trouve la Jérusalem de Volhynie, cette ville ukrainienne à la grande histoire juive et à l’étonnant héritage balzacien (oui, oui !).
Une présence juive y serait attestée depuis 1712, mais c’est dans la première moitié du XIXᵉ siècle que Berdytchiv devient une grande ville juive — l’une des plus importantes en Europe de l’Est. En l’espace de quelques décennies, sa population explose : elle passe de quelque 2 600 habitants en 1789 à presque 53 000 en 1867. En très grande majorité, ce sont des juifs. Ils représentent parfois jusqu’à 90 % de la population totale de la ville. Ce « boum », Berdytchiv le doit en partie à Levi Yitzhok de Berdytchiv (1740 – 1809), l’un des pères fondateurs du hassidisme, qui fut le rabbin de la ville entre 1785 et 1809. Il fit de celle-ci un haut lieu du judaïsme hassidique. De nos jours encore, de nombreux croyants viennent se recueillir sur sa tombe, dans l’ancien cimetière juif.
Berdytchiv est dotée d’une imprimerie juive à la fin du XVIIIᵉ siècle, ce qui fait rapidement d’elle l’un des grands centres de diffusion de la littérature juive en Ukraine et, après 1793 et le deuxième partage de la Pologne, dans tout l’empire russe. On la surnomme la Jérusalem de Volhynie. Au XIXᵉ siècle, grâce à ses très nombreux artisans, elle devient une ville de commerce et d’artisanat de premier plan dans l’empire.
Avant la révolution de 1917, Berdytchiv comptait quelque 80 synagogues. Beaucoup de ces lieux de culte sont contraints de fermer après l’arrivée du pouvoir soviétique, cependant la vie culturelle continue de se développer et de se pratiquer en yiddish jusque dans le milieu des années 1930. Entre 1937 et 1939, la terreur stalinienne exterminera nombre de représentants de l’intelligentsia juive.
Pendant la deuxième guerre mondiale, Berdytchiv est le théâtre des atrocités du nazisme. Entre septembre et octobre 1941, les troupes nazies fusilleront près de 30 000 juifs, qu’ils avaient au préalable expulsés de leurs logements et enfermés dans un ghetto. À Berdytchiv, ils ne seront qu’une quinzaine, ou une vingtaine, tout au plus, à réchapper à la barbarie nazie.
Une partie des juifs qui avaient fui vers l’est avant l’arrivée des troupes nazies se réinstallera à Berdytchiv après la guerre, mais la ville ne renouera jamais avec son statut de centre culturel. Au cours de la seconde moitié du XXᵉ siècle, sa population de confession juive ne cessera de diminuer. En 2001, elle représentait 0,5 % de la population totale de la ville (soit 400 personnes environ).
Berdytchiv est aussi un lieu saint pour les catholiques d’Ukraine (de rite latin), qui viennent nombreux, lors d’un pèlerinage annuel, pour prier Notre-Dame de Berdytchiv, dont l’icône se trouve dans l’église de l’Immaculée-Conception, intégrée au monastère des Carmes déchaux, lui-même cerné par les épais murs et imposantes tours de l’ancienne forteresse de Berdytchiv, bâtie à la fin du XVIᵉ siècle.
Enfin, Berdytchiv peut se vanter d’avoir été le lieu de naissance des écrivains Vassili Grossman et Joseph Conrad, ainsi que le théâtre du mariage de Balzac avec son grand amour, Ewelina Hanska, admiratrice de l’écrivain et veuve d’un comte polonais.
Balzac séjourna à la fin de sa vie dans la grande demeure de la comtesse Hanska, le château de Verkhivnia, à une quarantaine de kilomètres de Berdytchiv. C’est là, dans cette « espèce de Louvre, de temple grec », qu’il écrivit la seconde partie de L’Envers de l’histoire contemporaine, le dernier roman de sa Comédie humaine. Et c’est à l’église Sainte-Barbe de Berdytchiv — que l’écrivain décrivit par ailleurs en termes peu élogieux, déplorant que les maisons soient toutes penchées, tantôt à gauche, tantôt à droite, comme si elles dansaient la polka — qu’Honoré de Balzac et Ewelina Hanska se marièrent, le 14 mars 1850, quelques mois seulement avant la mort de l’écrivain. Aujourd’hui, l’aile gauche du château de Verkhivnia abrite un musée de trois pièces qui lui est dédié.
Cet article a été rédigé à partir de sources ouvertes ukrainiennes et des articles de presse suivants :
Dans le prochain et dernier épisode de cette série, nous vous parlerons de Pereïaslav, l’une des plus anciennes villes d’Ukraine.